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Raison et sensible en Occident

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Message par chapati Mer 17 Mai 2017 - 17:50

1/ Auschwitz

Adorno a écrit:Peut-on s’imaginer que ce qui s’est passé en Europe reste sans conséquence et ne pas voir que la quantité des victimes représente un saut qualitatif pour la société dans son ensemble, un saut dans la barbarie ?
L’idée qu’après cette guerre la vie pourrait continuer "normalement" ou même qu’il pourrait y avoir une reconstruction de la civilisation est une idée stupide. Des millions de Juifs ont été massacrés, et on voudrait que ce ne soit qu’un intermède et non pas la catastrophe en soi. Qu’est-ce que cette civilisation attend de plus ?
Adorno refuse de classer Auschwitz parmi les faits de guerre habituels : pour la première fois on a assisté à un massacre industrialisé, une mise à mort méthodique, technique, administrative, dépourvue de la charge passionnelle qui marquait toujours les violences du passé : "d’après les rapports de témoins, on torturait sans entrain, on assassinait sans entrain et c’est peut-être pour cette raison qu’on dépassait toute mesure".

Il dénonce la nouveauté radicale de cette "guerre sans haine" menée par les nazis contre les Juifs. Le procès d’Eichmann sera comme une illustration de ces analyses. A la place du monstre inhumain attendu apparaîtra un homme ordinaire, un fonctionnaire consciencieux, incapable de reconnaître ses crimes, de penser par lui-même, de porter un jugement sur ce qu’il a fait, ne sachant que dire : j’ai obéi aux ordres, j’ai fait mon devoir. La rationalisation des moyens technologiques n’a pas besoin de monstres, mais de techniciens consciencieux qui mettent en œuvre une guerre sans haine et exercent une domination totale sur l'individu.

Auschwitz, c’est le symbole de la régression absolue de la société et de l’individu.
Que faire après une telle barbarie ?

L'autoritarisme des régimes fascistes présuppose l’annulation de la diversité sociale et l’écrasement du non-identique ; c’est ainsi qu’on peut expliquer que l’élimination des Juifs, dans un pays où l’antisémitisme n’était pas plus développé qu’ailleurs, fut le moyen choisi par le nazisme pour souder la société aliénée dans une masse compacte, pour former une "communauté" incapable de juger, de s’indigner ou de se révolter, où toute contradiction serait anéantie.

La société totalitaire exerce sa domination sur les individus qui en même temps sont les seuls à pouvoir résister. Ils doivent refuser l’emprisonnement des rapports sociaux à l’intérieur de la société marchande, refuser la suppression de l’hétérogénéité et de la pluralité sociale qui va jusqu’au triomphe du principe totalitaire d’identité. L’individu doit donc reconquérir son autonomie et le premier signe de sa résistance, c’est l’effort qu’il fait pour penser la réalité, pour la penser à partir de la catastrophe.

Tiré de http://patder.chez.com/pal-adorno.htm

(à suivre)

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Message par chapati Ven 19 Mai 2017 - 3:16

2/ La faute à Platon ? (pensée archaïque et présocratique)

Tiré d'une longue lettre détaillée (conseillée) de Arnaud Villani à un ami...
Qu’on la nomme métaphysique, ontologique ou existentielle, la question majeure de la philosophie concerne l’être et porte sur la différence des façons de voir le monde.
L'ethnologie récente montre l’économie généralisée du symbolique, les sociétés contre l’Etat, le paganisme, le shamanisme ou les conceptions du rêve des sociétés tribales. Ces façons de faire-monde ne posent, voient et traitent pas le monde comme la pensée rationaliste occidentale, avec valeurs, jugements discriminants, travail, domination, accumulation, sacrifice, dieux et Dieu, Lois et Droit, Etat etc (et comme si tout cela allait de soi et avait existé depuis la fondation du monde).

L'approfondissement de la philologie et des langues indo-européennes permet par exemple d'entrer dans le secret d'un cas, conservé en sanskrit et en grec, mais disparu en latin : le "duel". Il traduit une pensée qui consiste non à voir le "deux" de façon classique mais à le penser comme unité indissociable, symbiose où les éléments, restant distincts, entrent dans une forme de gémellité. L'attitude noétique implique une conception du réel qui a disparu purement et simplement à époque grecque classique. J’ai compris que le duel était une forme locale d’un processus bien plus global, un fait social total, mythique, ethnographique, philosophique, auquel j’ai attaché le nom de symbole.

Dans les sociétés traditionnelles, un impératif de non-accumulation ou d’absence de traces a longtemps interdit l’émergence du déséquilibre de l’individu qui rapporte tout à lui et coupe les ponts avec le cosmos. La pensée holiste ne permet pas le cumul ni aucune forme de pensée et d’action linéaire. On le voit bien dans l’ouvrage de Clastres, La société contre l’Etat, avec l’exemple de Géronimo, qui cherche à imposer la guerre pour briser l’unité de pensée des Sages, et veut à toute force se présenter comme chef dominateur, et non pas roi, dénué de richesses et d’honneurs, simple récitant du mythe.
Plus et moins, inférieur et supérieur, mieux et moins bien, ne semblent pouvoir émerger que dans une société qui ne tient plus les opposés en un tout et où chacune des différences est estimée, et se met donc à éliminer au plus vite l’un d’entre eux. La pensée holiste elle respectait jusqu’au détail les différences, et faisait son unité des contrastes mêmes.

Les présocratiques, pas encore gagnés à la cause d’un Logos rationnel, semblent pouvoir constituer un prolongement (notamment sur l’interdit d’accumulation) de la pensée archaïque et mythique. Dans la philosophie présocratique, les penseurs pensent toujours la totalité avant le fragment, la suture avant la coupure, une philosophie holiste. Les atteintes de Platon et Aristote contre ce consensus laissent penser que la pensée intolérante, exclusive, qui s’installe sous le nom de Logos comme Raison, a pu selon toute vraisemblance tenter de discréditer la pensée précédente. Cette impression de fracture est corroborée par l’émergence sociétale de la notion d’individu ou de soi. L’individu prend la place du cosmos et de tous les règnes, de sorte que la philosophie reproduit cette évolution fondamentale de la pensée qui s’ensuit. Logos remplace chaos, symbolon, physis, tisis, apeiron, hybris. Ces concepts cohérents et formant une seule pensée, perdent du terrain et finissent par disparaître.

Platon aurait institué qu'une seule vision du monde soit désormais possible, celle du rationalisme, pour inventer une métaphysique dépourvue d’immanence et asseoir la transcendance. Cette pensée qui va jusqu’à couvrir le monde de ses conceptions et productions préfère ignorer le respect de tous les êtres et de toutes les choses en leur différence, et la paix qui résulterait de ce respect (qui n’exclut pas la lutte, à condition qu’elle ne supprime pas l’un des opposés). Elle manifeste une rupture telle qu’il est impossible de considérer les choses comme ayant jamais appartenu à la famille de pensée occidentale. Bref, on est devant une hétérogénéité impliquant lutte entre pensées inconciliables, radicalement opposées, avec on peut l’imaginer des mensonges, des stratégies guerrières, toute une agonistique de la pensée.
Les visions du monde ouvertes et tolérantes qu’ont développées les Presocratiques méritaient mieux que d’être confondues avec un balbutiement obscurantiste ou mythiforme. Si nous leur avions estimées, elles auraient évité une somme inouïe de maux déferlant sur les hommes, lamentablement tributaires, au nom d’un Progrès idyllique, d’une vision des choses en mieux et moins bien, inférieur et supérieur, dominant et dominé, maître et esclave.

Je suppose une gigantomachie entre ces deux pensées inconciliables, et toutes les menées subversives qui gagnent la bataille par des moyens de propagande (le XVIIIe n’a été que cela. Et depuis Hobbes, que de portes enfoncées dans cette grande ligne des progrès supposés triomphaux). La "trahison des clercs", je la vois dans cette manie de la pensée et dans ce summum de pensée que l’on nomme philosophie, qui consiste à "juger", cautionnant ainsi cet incurable esprit de domination.


La pensée dominante, sécante, exclusive, ne doit pas pour autant être minimisée ni discréditée. Car couper, c’est fondamental pour rendre possible le concept, la logique, la mathématiques, puis toutes les sciences (à condition de reconnaître que l’on coupe et d’annoncer les dangers de cette fracture). Le caractère enivrant de cette avancée, que rien ne peut permettre de rabaisser, dit la faiblesse de la pensée holiste : elle ne peut faire avancer l’homme. Mais l’holisme, ou, sous sa forme plus conciliante, l’égalité entre point de vue de l’homme et point de vue du monde, a ceci que n’aura jamais la pensée conceptuelle/scientifique : elle préserve toutes choses, et le tout. Chacune de ces pensées a donc sa force et sa faiblesse. Cependant il faut noter que, la pensée ancienne ayant pour principe de respecter toutes choses, s’accommoderait bien d’une sorte de cohabitation avec la pensée moderne, tandis que l’inverse étant seulement une sorte de tremplin pour le triomphe absolu de la pensée "rationnelle", ne sait qu’éliminer ses "adversaires" et donc faire comme si aucune pensée digne de ce nom ne l’avait précédée.

La suite de cette recherche consiste évidemment à réexaminer toute l’histoire de la Philosophie en Occident. Il s’agit en réalité de proposer une tierce philosophie qui consisterait à examiner par le détail les structures comparées des deux types de pensée et de représentation du monde, et à faire l’histoire détaillée de ce combat de géants qui ne caractérise pas seulement le siècle grec mais toute la philosophie. En même temps, cela permettrait d’analyser dans la philosophie classique les méthodes qui ont assuré, pendant si longtemps, un règne sans partage à ce type spécial de propagande qui s’est auto-intronisé comme "rationalité occidentale".

Résumé de http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2014/02/arnaud-villani-un-parcours-philosophique.html

On peut aussi (re)lire : https://philo-deleuze.forumactif.com/t8-de-l-animisme-au-polytheisme

(à suivre)

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Message par chapati Ven 19 Mai 2017 - 3:57

3/ Y a-t-il un moyen de soustraire la pensée au modèle d'état ?

Il arrive qu’on critique des contenus de pensée jugés trop conformistes. Mais la question, c’est d’abord celle de la forme elle-même. La pensée serait par elle-même déjà conforme à un modèle qu’elle emprunterait à l’appareil d’Etat, et qui lui fixerait des buts et des chemins, des conduits, des canaux, des organes, tout un organon. Il y aurait donc une image de la pensée qui recouvrirait toute la pensée, qui ferait l’objet spécial d’une « noologie », et qui serait comme la forme-Etat développée dans la pensée.

Voilà que cette image possède deux têtes qui renvoient précisément aux deux pôles de la souveraineté : un imperium du penser-vrai, opérant par capture magique, saisie ou lien, constituant l’efficacité d’une fondation (muthos) ; une république des esprits libres, procédant par pacte ou contrat, constituant une organisation législative et juridique, apportant la sanction d’un fondement (logos).
Ces deux têtes ne cessent d’interférer, dans l’image classique de la pensée : une « république des esprits dont le prince serait l’idée d’un Etre suprême ». Et si les deux têtes interfèrent, ce n’est pas seulement parce qu’il y a beaucoup d’intermédiaires ou de transitions entre les deux, et parce que l’une prépare l’autre, et l’autre se sert de l’une et la conserve, mais aussi parce que, antithétiques et complémentaires, elles sont nécessaires l’une à l’autre. Il n’est pas exclu cependant que, pour passer de l’une à l’autre, il faille un événement d’une tout autre nature, « entre » les deux, et qui se cache hors de l’image, qui se passe en dehors.
Mais, à s’en tenir à l’image, il apparaît que ce n’est pas une simple métaphore, chaque fois qu’on nous parle d’un imperium du vrai et d’une république des esprits. C’est la condition de constitution de la pensée comme principe ou forme d’intériorité, comme strate. On voit bien ce que la pensée y gagne : une gravité qu’elle n’aurait jamais par elle-même, un centre qui fait que toutes les choses ont l’air, y compris l’Etat, d’exister par sa propre efficace ou par sa propre sanction. Mais l’Etat n’y gagne pas moins. La forme-Etat gagne en effet quelque chose d’essentiel à se développer ainsi dans la pensée : tout un consensus. Seule la pensée peut inventer la fiction d’un Etat universel en droit, élever l’Etat à l’universel de droit. C’est comme si le souverain devenait seul au monde, couvrait tout l’oecumène, et n’avait plus affaire qu’avec des sujets, actuels ou potentiels. Il n’est plus question des puissantes d’organisations extrinsèques, ni des bandes étranges : l’Etat devient le seul principe qui fait le partage entre des sujets rebelles, renvoyés à l’Etat de nature, et des sujets consentants, renvoyant d’eux-mêmes à sa forme. S’il est intéressant pour la pensée de s’appuyer sur l’Etat, il est non moins intéressant pour l’Etat de s’étendre dans la pensée, et d’en recevoir la sanction de forme unique, universelle.
La particularité des Etats n’est plus qu’un fait ; de même leur perversité éventuelle, ou leur imperfection. Car, en droit, l’Etat moderne va se définir comme « l’organisation rationnelle et raisonnable d’une communauté » : la communauté n’a plus de particularité qu’intérieure ou morale (esprit d’un peuple), en même temps que son organisation la fait concourir à l’harmonie d’un universel (esprit absolu). L’Etat donne à la pensée une forme d’intériorité, mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité : le but de l’organisation mondiale est la satisfaction des individus raisonnables à l’intérieur d’Etats particuliers libres. C’est un curieux échange qui se produit entre l’Etat et la raison, mais cet échange est aussi bien une proposition analytique, puisque la raison réalisée se confond avec l’Etat de droit, tout comme l’Etat de fait est le devenir de la raison. Dans la philosophie dite moderne et dans l’Etat dit moderne ou rationnel, tout tourne autour du législateur et du sujet. Il faut que l’Etat réalise la distinction du législateur et du sujet dans des conditions formelles telles que la pensée, de son côté, puisse penser son identité.
Obéissez toujours, car, plus vous obéirez, plus vous serez maître, puisque vous n’obéirez qu’à la raison pure, c’est-à-dire à vous-même…
Depuis que la philosophie s’est assignée le rôle de fondement, elle n’a cessé de bénir les pouvoirs établis, et de décalquer sa doctrine des facultés sur les organes de pouvoir d’Etat. Le sens commun, l’unité de toutes les facultés comme centre du Cogito, c’est le consensus d’Etat porté à l’absolu. Ce fut notamment la grande opération de la « critique » kantienne, reprise et développée par l’hégélianisme. Kant n’a pas cessé de critiquer les mauvais usages pour mieux bénir la fonction. Il n’y a pas à s’étonner que le philosophe soit devenu professeur public ou fonctionnaire d’Etat. Tout est réglé dès que la forme-Etat inspire une image de la pensée.

Résumé tiré de Mille Plateaux - Deleuze & Guattari : http://lesilencequiparle.unblog.fr/2009/02/23/y-a-t-il-moyen-de-soustraire-la-pensee-au-modele-detat-gilles-deleuze-felix-guattari/


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Message par chapati Ven 19 Mai 2017 - 4:07

Ainsi s'achève le fil sur la dictature de la raison sur le sensible dans la pensée occidentale.
(en mixant les trois thèmes, on doit y arriver)

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Message par chapati Dim 21 Mai 2017 - 10:53

... et toute cette vulgarité de l'occident.

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Message par chapati Lun 22 Mai 2017 - 12:25

On vit tous, depuis plus d’un siècle, sur une ligne de crête : un pas de plus, un pas trop loin en trépignant dans son bon droit et on tombe dans le fascisme ou on le voit surgir subitement en soi, ou encore on le sent nous traverser comme un flux irrésistible et anonyme. C’est avant tout pour cela que nous tenons encore à employer le mot "fasciste". On ne peut pas renoncer à employer un tel terme au nom de sa confusion avec d’autres formes peu sympathiques de politique, puisque le propre du fascisme est justement de tout confondre, de tout mélanger. Les affects fascistes ne sont pas solubles dans une logique de camps ou de classes. On les retrouve partout, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par de policés ministres de l’Intérieur ou du Budget prétendus de centre-gauche. Bref, parce que le premier danger est de découvrir le fascisme non pas en l’autre mais en soi : dans une pulsion raciste insoupçonnée, dans une subite fureur de destruction, dans le sentiment irrépressible d’un "tous pourris", dans une haine impuissante ressassant ses échecs répétés. De ce point de vue, le plus important, face au fascisme, est de se demander comment s’en protéger avant d’en accuser les autres depuis le bunker de sa bonne conscience.
A partir de : http://www.nonfiction.fr/article-7101-vacarme_fait_retentir_sa_definition_du_fascisme.htm

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Message par chapati Sam 1 Juil 2017 - 16:21

La dictature de la raison sur le sensible - tradition de l'Occident - c'est d'abord de l'ordre du constat, et un tel constat on le fait ou pas. Je ne crois pas qu'on puisse convaincre quiconque de le faire.

Le constat, c'est tout un chacun qui parle sans cesse de causes et d'effets depuis la seule logique des mots***, sans référence à une expérience voire à une vraie réflexion. Et tant que leurs conclusions collent à leurs opinions, ils y croient (leurs doutes, ils les mettent ailleurs). Un tel discours ne reproduit que l'organisation de la représentation de qui le prononce. Aucun échange n'est possible. L'auteur croit et n'exprime que le fait de croire. Et c'est avec une violence inouïe qu'il peut aller jusqu'à défendre ses convictions, jusqu'à la haine s'il le faut : plutôt nier l'autre que de mettre en cause des jugements qui sont pour lui les points forts d'une représentation à laquelle il s'identifie.

De plus, il semble que, depuis la fin du religieux, tout ce qui peut avoir trait au sens ne s'incarne plus que dans la cohérence intérieure de l'individu ; que cette cohérence plus ou moins éthique soit la dernière manifestation qui fasse concrètement sens pour l'occidental (autant dire qu'on n'est pas sorti de l'antique modèle du sage). Quelle place pour l'altérité, pour "l'extérieur" dans un tel modèle, quand on sait que c'est bien à travers l'altérité des événements d'une vie qu'on avance ? Aucune. Dieu mort, l'homme est seul juge du sens. Aussi il n'est plus question aujourd'hui que "d'autonomie", l'autonomie comme aboutissement de l'évolution humaine. Toute relation humaine vaut contrat et ses effets (hors affectifs) sont de l'ordre de "l'enrichissement mutuel" (terme d'épicier autiste) : telle est la loi de l'individualisme.

La glorification de la cohérence interne comme dernier sens concret alliée à la croyance de tout un chacun en sa propre représentation ne peut qu'amener à l'édification d'une représentation idéalisée qui légitimerait le tout. Pas étonnant qu'une image universelle normative flotte partout dans les esprits (en dehors de quelques gazouillis altruistes). L'occidental s'auto-érige à la pointe du progrès, au nom d'un système de pensée qui juge dépassé tout ce qui ne lui ressemble pas. Il est persuadé qu'il a vécu ce par quoi les autres cultures (voire les autres hommes) passent, à partir certes de quelques réels archaïsmes culturels (mais bien insuffisants à définir des civilisations / des vies). En clair, malgré l'effondrement éthique voire moral que la Shoah (ou le goulag) aurait du provoquer quant à la vanité de ce type de raisonnement, on n'en a pas fini avec la pensée colonialiste, fièrement érigée depuis la raison universelle et triomphante.

Pourtant c'est bien le sensible qui a chaque fois réagit : à l'extérieur, au monde, à la vie, c'est bien le sensible qui a quelque chose à dire. Or ce qu'il a à dire est toujours en position - en dernière analyse - d'être soumis au crible de la raison : c'est toujours la raison qui, pour élaborer son récit de savoir, aura le dernier mot. La raison jugera, tranchera, et ce au nom de la cohérence interne du sujet. Le sensible est toujours en position d'être validé ou nié par la raison, parce que l'un et l'autre ne peuvent raisonnablement que se trouver en cohérence... faute de quoi c'est bien notre identité qui se trouverait mise en doute.

Le fascisme, c'est ce régime du jugement permanent qui nous fait nous identifier aux images de la raison, jusqu'à s'incliner devant elle comme devant un maître. Le fascisme, c'est l'identitaire. On s'incline devant une représentation considérée aujourd'hui comme seul maître du sens ; et à laquelle on octroie le droit de juger de toute émotion... alors que c'est le sensible qui perçoit le sens des choses.
C'est de ce cercle vicieux dont il faut s'extraire. Il ne s'agit évidemment pas d'inverser la préséance ni de réguler je-ne-sais quel dosage raison/sensible, mais de prendre conscience de ce coup de force historique de la raison depuis l'antique idéal de Connaissance. C'est bien la représentation en tant qu'image de la pensée qui est à mettre en cause.

Comprendre n'est pas donner du sens aux choses qui sans nous n'en auraient pas, pas plus que de découvrir un sens inhérent aux unes et aux autres. Comprendre c'est justifier de façon raisonnée de l'incapacité qu'il y aurait à ce que les choses puissent ne faire aucun sens pour nous.


*** la logique des mots, c'est un peu léger comme assertion... ce sera repris ici


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Message par chapati Mar 21 Nov 2017 - 11:57

Un résumé issu d'un livre de Arnaud Villani : "Logique de Deleuze".

En face de la dé-subjectivation, on peut rebaptiser le processus de la subjectivation : devenir-Sujet-Roi. La question est la suivante : comment un processus purement artificiel, qui ne mérite même pas le nom de Procès, peut-il triompher de ce qui fabrique et usine le sujet et ne cesse de l’agir en sous-main ?
Il faut donc examiner l’action de ce sujet "royal" sur la sensation, sans laquelle l’art ni la vie, ni "une vie" ne sauraient exister.
Il se dévoile d’abord dans sa tentative de faire passer l’art pour une imitation. Donner l’art pour copie du réel est une pensée grossière, un mensonge profond, une manière d’en finir avec l’art, d’en confisquer la puissance pour la faire rentrer dans la liste des possessions et des extensions de la Raison. Mais plus radicalement encore, le sujet royal, le futur "Maître", peut déclarer, comme ne craint pas de le faire Platon, que la sensation est le plus bas degré de la connaissance, devant être soumis à l’entendement, ou détruite sans autre forme de procès.
Porté par une série de mensonges soigneusement entretenus et une réécriture de l’histoire dont on s’étonne de les avoir si souvent vu devenir des thèmes de la philosophie classique, le sujet-roi, par le jugement valorisant, par l’accumulation sans frein des pouvoirs et des savoirs, par la double formule : Principe de raison, Principe du meilleur, par l’impulsion du vouloir, par l’acceptation généralisée, cherche à obtenir une hégémonie absolue sur le monde dans son ensemble. Domination souveraine qui s’appuie sur le jugement manichéen issu du Principe du meilleur, avec les meilleures intentions du monde.
Tri valorisant/dévalorisant voué à trancher, parmi les hommes, ceux qui continueront à participer au grand mythe du progrès de l’esprit humain, et ceux qui en sont incapables.
Le simple geste de soumettre à la domination simpliste de l’entendement la sensibilité, outil indispensable de notre habitation au monde et seul lien qui nous reste avec la contraction constitutive et déstructurante, et à sa suite toutes les autres facultés de l’esprit, est d’une violence inouïe, bien que des siècles d’enseignement et d’endoctrinement nous aient convaincus de n’y voir qu’un geste allant de soi, une étape nécessaire à l’humanisation du réel. Parce que nous ne nous insurgeons jamais devant sa violence, le sujet-roi inscrit les trois formes de la sensibilité : sensorielle, pathique et tonale, dans la machine logique de ce qu’il est convenu d’appeler le "rationnel". Le "sujet" grammatical de tout verbe actif, celui auquel se rapporte toute qualification prédicative, la "substance" comme dit Aristote, indiquant ce qui se tient dessous, commence par détourner la sensibilité à ses fins propres.
Tout se concentre alors en un combat entre raison et sensibilité.

La sensibilité est toujours ancilla rationis, "servante" de la Raison. Elle fournit ses outils et son savoir-faire à la Raison, qui les engrange. Quant au pathique, il est d’entrée de jeu réfuté : fauteur de troubles, il est présenté comme l’obstacle réel à notre retour à l’âge d’or, un antique état divin. Il faut donc brider ou éradiquer les passions. Toutes les facultés sont mises à contribution. L’imagination doit planifier le futur, la mémoire se combiner à l’intelligence et produire le pouvoir-savoir qui spécialise l’éducation en transmission de sciences. En silence, toutes les facultés, tous les replis de la sensibilité, pliant l’échine sous les fourches caudines de l’entendement, se mettent à la tâche de servir de Sujet dominant, brandissant haut son sceptre de rationalité.
La réception du travail de Deleuze est ici éloquente. Il a d’abord été boudé par les philosophes de profession... et restreint à la figure d’un brillant historien de la philosophie.

La philosophie a répété pendant vingt-cinq siècles, comme s’ils allaient de soi, les principes de la Constitution dictatoriale de Platon. Mais elle s’est aussi donné le ridicule et abaissé à l’indignité de répéter, sans les critiquer durement, les trois "physei" ("par nature") d’Aristote, le Magister soi-même, établissant la domination naturelle du mâle, chef de famille, sur la femme, l’enfant, l’esclave. Ces propositions vraiment honteuses, indignes de l’intelligence humaine, ont été répétées à l’envi, comme une simple évidence ! Elles sont en fait un des piliers de la pensée occidentale. Non pas que, depuis peu, les droits des femmes et des enfants n’aient enfin été reconnus, ni que l’esclavage, encore si évident il y a trois siècles, n’ait été salutairement montré du doigt. Mais l’esprit de cette hiérarchie, où il doit y avoir par nature du dominant et du dominé, du supérieur et de l’inférieur, n’a été mis en cause ni éjecté de la pensée, proscrit de toute pensée future et jeté au Barathre des pensées scélérates, comme une tare qui vicie et déconsidère la nature humaine. L’homme, dans la sublimité de sa conscience morale, s’en est cru le maître naturel et son orgueil s’est mué en mépris.
S’est donc acquise, comme caution de sa domination naturelle, l’habitude de penser par couple inappariés, l’un grand, l’autre petit, ceci meilleur, cela moins bon, ici un maître par nature et destination, ici un esclave. La maîtrise de type esclavagiste colonise toute la pensée et entre dans la langue. S’acquiert l’habitude de penser par guerre, non pas militaire, qui n’est qu’une conséquence, mais par conflit ontologique où le destin de l’homme est de choisir entre bien et mal, mieux et moins bon, en favorisant toujours le mieux et en dépréciant, ou s’il le faut en supprimant le prétendu moins bon.
A quelle fin ? Afin de promouvoir un prétendu âge d’or d’une humanité "perfectible", à son début et à sa fin.
Le système de pensée classique n’est pas bien difficile à débusquer. Il met en relation trois éléments : l’idée d’une maîtrise par nature, inscrite dans la langue et la pensée, comme Principe du meilleur ; l’hégémonie qui provient d’une mentalité de guerre et ne cesse de la favoriser ; l’idée d’une finalité à laquelle les hommes doivent tout sacrifier, s’ils veulent atteindre "à tous prix" la fin dernière.
On doit comprendre la fonction-Deleuze comme machine de guerre "nomade" contre cette organisation dont on minore la dangerosité en la nommant "Rationnel", alors qu’elle est le volontarisme inflexible d’une guerre généralisée, non pas à "tout le genre humain", mais à une partie réputée indigne de ce genre humain, et à travers elle, à toute espèce de vie "inférieure", organique ou inorganique.

Donnons un bref aperçu du décapage deleuzien sur le système du rationalisme. Il y a, nous l’avons vu, le fondement effondé des contractions et hecceités. Il y a le sujet émietté, fragmentaire, acéphale, imperceptible, dans un processus montrant que toute subjectivation repose sur un "larvaire". Il y a la connivence avec Spinoza, pour dénoncer tout finalisme anthopocentrique et combattre le volontarisme de type "empire dans un empire". Il y a la montée, avec Proust, de l’involontaire, avec Kafka des devenirs. Il y a la méfiance implacable à l’encontre de la langue, toute entière assimilée, en généralisant le principe du performatif, à un gigantesque mot d’ordre. Il y a la dénonciation de l’usage transcendant, du régime de signe paranoïaques, des codages, surcodages et captures qui interdisent toute liberté dans les flux et les rencontres, et permettent pourtant aux rencontres de se faire par d’autres biais, réussissant même parfois à en renforcer le flux. Il y a l’accent sur le mineur, l’imperceptible, ce qui ne cherche jamais à éliminer, mais résiste secrètement. Il y a le démontage du système idéologique du récit qui s’appuie sur une mise en scène et demande une réponse sensori-motrice, concourant à un "mouvement" finalisé et reléguant à l’arrière-plan l’effet de sensation. Tous ces points stratégiques et névralgiques voudraient répondre à la guerre que mène, sous couvert "d’éducation du genre humain", le trinôme sublime Sujet-Pouvoir-Finalité.

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Message par chapati Jeu 23 Nov 2017 - 13:10

Ce qui est terrible, c'est les réactions dès qu'on juge l'occident, je veux dire en le mettant en balance avec d'autres cultures. Critiquer ça tout le monde le fait, mais envisager que d'autres modes de vie puissent être meilleurs, l'occidental ne le supporte pas : il se sent pour le coup visiblement impliqué.

Je le note ici parce que j'ai mis du temps... ça me paraissait tellement bizarre cette espèce d'identification inébranlable à une identité, nationale, culturelle, que sais-je. Qu'on appartienne je veux bien, c'est question de mémoire, mémoire collective etc. Mais là il est question de mode de vie, de manières d'être, de penser, c'est quand même un peu différent. Et pourquoi devrais-je défendre celle-là ? Alors on me taxe de naïveté, on me dit que j'idéalise, que je ne connais pas, que je ne peux pas connaître la vie intérieure des chinois ou des indiens ; ou encore j'entends que je ne serais pas conscient de la prégnance de la culture dans laquelle chacun est immergé, moi comme les autres.
Bref, c'est pas sérieux, je rêve...
A la première objection, je réponds que je ne me sens pas tellement plus connaître la vie intérieure des occidentaux si l'on va par là : c'est quoi la vie intérieure des types qui ont voté Trump, et encore de ceux qui avaient voté Hitler ou Mussolini ? La seconde porte plus, sauf que la prégnance en question, ça fait justement partie de ce que j'analyse, c'est justement tout le sens de mon propos ! (et moi je sais bien à quel point je suis occidental, enfin j'en ai une idée quand même)

Donc ça les rend fous. Il est inacceptable pour un occidental d'entendre un autre occidental proposer un regard extérieur sur l'occident (même si nos chers apôtres ont eux des tonnes de choses à dire sur l'islam). Inacceptable donc, point barre et pas question même d'en discuter. La raison impose une dictature sur le sensible en occident ? C'est impossible, ridicule, absurde, prétentieux, insupportable, inaudible. Les types se sentent agressés.
Le problème, c'est déjà que quand je parle de ça, ils n'y comprennent rien. Pour l'exemple, deux réactions sur le même fil d'un forum philo  (et je pourrais en citer d'autres sur d'autres forums, toutes absolument identiques)
1/ tu dis que raison et sensible s'opposent, s'excluent systématiquement...
2/ tu dis préférer le sensible à la raison...
Bref la raison, le sensible, ils ont sans doute quelque chose à en dire, mais l'idée d'un diktat prégnant, concret, historique, philosophique, de l'un sur l'autre, ça leur effleure même pas l'esprit qu'il y ait quelque matière à penser là-dedans : ils ne comprennent tout simplement pas de quoi il est question !


Dernière édition par chapati le Lun 1 Juin 2020 - 19:46, édité 3 fois

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Message par chapati Mar 21 Aoû 2018 - 13:10

Je reprends ça d'un texte plus haut (ici) :
chapati a écrit:La dictature de la raison sur le sensible - tradition de l'Occident - c'est d'abord de l'ordre du constat, et un tel constat on le fait ou pas. Je ne crois pas qu'on puisse convaincre quiconque de le faire.

Le constat, c'est tout un chacun qui parle sans cesse de causes et d'effets depuis la seule logique des mots, sans référence à une expérience voire à une vraie réflexion. Et tant que leurs conclusions collent à leurs opinions, ils y croient (leurs doutes, ils les mettent ailleurs). Un tel discours ne reproduit que l'organisation de la représentation de qui le prononce.
La logique des mots, c'est un peu léger.

En fait il est quand même question d'une logique de causes à effets, bien sûr. C'est parce que quelqu'un trouvera irréfutable un processus de causes à effets (qui pour lui justifie son jugement) qu'il s'autorise à juger, qu'il autorise le jugement à avoir le dernier mot. Avoir le dernier mot étant bien le mot d'ordre du fascisme de la raison (et tant qu'on ne prend pas conscience de ce processus, on ne comprend rien).

Or les causes qui font qu'un individu finit par faire ceci plutôt que cela sont toutes en interaction, autant dire qu'on ne peut en extraire une et comprendre sa signification si l'on n'est pas capable de comprendre comment fonctionne la totalité du système de causes à effets susceptibles d'agir et de faire agir un individu, soit sa propre globalité psychique (c'est pourquoi juger un homme, c'est quelque part le nier).

(en outre ce qui semble irréfutable pour untel, c'est souvent la façon dont une cause qu'il met en avant agirait sur lui et lui seul)

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