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Message par chapati Jeu 24 Fév 2022 - 15:43

0/ Il faut démocratiser Deleuze !


Tentative de remodelage de "Deleuze pour les non-philosophes", mais cette fois avec plan (explications ici). L'idée est bien sûr toujours la même : Deleuze ne doit pas rester dans l'entre-soi de la philo.


De ce que j'ai pu lire, le meilleur plan est là encore celui de Zourabichvili ("Deleuze, une philosophie de l'événement"), qui arrive à tirer des fils de continuité bien difficiles à élaborer, ce qui manquait cruellement à mon premier jet. Maintenant c'est pas pour autant que son livre soit si accessible : il est limpide quelquefois, mais pas toujours, malgré une évidente volonté de vulgarisation. Bref le non-philosophe a, me semble-t-il, un vrai avantage en matière de clarté (qu'il perd sans doute quand les choses se compliquent). En tous cas c'est mon avantage et j'aimerais bien le pousser à bout.


Maintenant je n'ai pas trouvé LE plan susceptible de me satisfaire et ne sais pas si je le trouverai un jour (ni si je suis capable de mener ce projet à bout). En fait, il s'est modifié tout seul. Au départ, il était question de faire une première parte sur un Deleuze critique et une seconde sur sa construction d'une philosophie... mais ça marche pas comme ça. Bref petit à petit un plan s'est formé où la scission était plutôt entre la compréhension des choses (des événements) et celle du comment ça marche, la pensée.


Reste à relire à tête reposée et voir si ça a pris forme. C'est tirer des fils qui est le plus difficile. C'est en tous cas bien mieux qu'avant, une bien meilleure base, bien moins éparpillé !



Dernière édition par chapati le Dim 20 Mar 2022 - 3:57, édité 17 fois

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Message par chapati Dim 27 Fév 2022 - 3:57

1/ Approche générale

Deleuze tente une philosophie hors représentation, une métaphysique de mouvement délivrée de toute transcendance. Une chose n'a pour lui pas de sens en soi, elle en prend quand autre chose s'en empare. Les choses ne sont jamais données (c'est pourquoi la philosophie se doit de créer les concepts) et le sens s'inscrit toujours entre elles (pas d'essences). Ce qu'on pourrait dire "donné", c'est la diversité : c'est depuis le divers qu'il s'agit de différencier les choses. La vie est rencontre, interaction, soit autant d'événements qui servent de matière à penser : la philosophie n'a pas à partir de sujets ou d'objets supposés donnés alors qu'ils sont justement les inconnues de l'équation. Tout événement est le produit d'une rencontre, d’une relation à l’altérité, toute rencontre est virtuellement porteuse de sens et par là-même problématique. À travers ses manifestations ponctuelles, l'événement lui-même est ce qui fait sens dans la rencontre, la relation (l'événement absolu est l'événement d'une vie).

Avec la représentation, on pense ce qui est déjà pensé. Mais quand la pensée est une expérience directement liée aux problèmes concrets, il n'y a plus à passer par la médiation des catégories : le réel nous pousse à penser les choses empiriquement, et ce à partir de signes qui nous interpellent. Un signe nous affecte d'abord à travers une intensité avant qu'on n'en envisage le mouvement qui le sous-tend, puis il est perçu sous forme d'altérité, et comme tel virtuellement porteur d'un autre regard que le nôtre : un point de vue susceptible d'exprimer au autre monde possible. C'est ainsi que les signes nous affectent, nous impliquent, nous poussent à penser : c'est à partir d'eux qu'on pense. Ainsi on est amené à réévaluer le sens des choses, mais à partir de ce qui nous apparaît comme important, intéressant. Il ne s'agit pas tant de connaître ou d'expliquer que de penser ce qui doit l'être. Deleuze ne s'intéresse pas tant à la vérité qu'au sens : ce n'est qu'en faisant sens au sein d'un plan subjectif qu'un concept peut prendre une valeur au sein d'un champ de vérité.

La pensée est rêve, blessure, épreuve, elle naît d'une intuition qui est toujours liée à une expérience d'être, à une épreuve d'être ; cette intuition nous engage et nous induit à nous fabriquer une image du pensable (plan d'immanence). Ainsi la philosophie se dédouble en une image de la pensée et une matière de l'être tissées l'une sur l'autre. Mais une image où sujet et objets ne sont plus au centre du savoir. L'être est pris dans les devenirs de ses rencontres, il ne se partage pas suivant les exigences des catégories de la représentation, ce sont les choses qui se répartissent directement en lui. Il compose avec sa propre individuation, au carrefour des singularités qui le traversent et des intensités qui le peuplent. Chaque modification d'un point de vue déplace sa position, modifie son devenir. L'individuation est la seule échelle acceptable de sens, l'immanence d'une vie le seul témoin de l'univocité de l'être. Le concept de sujet n'est plus une forme a priori, mais le produit d'une synthèse passive opérée à même l'expérience.

La vie est interactions, mouvement. Le mouvement engendre des formes nouvelles à partir de l'interaction entre les choses. Les choses s'agencent entre elles selon leur proximité, leurs qualités, leur rapport de forces virtuel, selon les spécificités des contextes etc, avant que de possiblement s'incarner (en tant que nouveauté) dans ce qu'on appelle le réel (Deleuze parlera plutôt d'actualisation puisque le réel est mouvement). Le virtuel est au mouvement ce que l'actuel est à la forme : il est l'ensemble des mouvements souterrains d'une sorte d'usine de production du réel ; l'actuel lui est l'ensemble des réalisations formelles que les mouvements du virtuel engendrent.

Pour Deleuze, la pensée est expérience. Elle a à différencier les choses depuis l'inconnu de l'événement, à faire émerger les singularités qui s'y rapportent. Tout événement est rencontre et donc agencement, multiplicité. Comprendre comment les choses interagissent entre elles permet de déterminer à quel type de multiplicité le problème se rattache. Une multiplicité n'est jamais unité, elle est dimension, intensité, déterminations : autant de singularités qui ne peuvent évoluer sans qu'elle ne change de nature. L'un ne se dit que du multiple au lieu que le multiple se subordonne à l'un comme au genre supérieur capable de l'englober. Comprendre consiste à remonter depuis l'actualité vers les virtualités qui l'ont produite.

Si l'expérience empirique est plus propice à cerner les faux problèmes que l'interprétation intellectuelle, il n'en reste pas moins qu'il s'agit de trouver les vrais problèmes, tout autant que d'élaborer des concepts supposés y répondre. Chaque problème est pris à hauteur d'homme, dans son actualité, là où il nous interroge ; chaque concept qui s'y rapporte développe son propre espace spécifique de pensée. Mais chaque concept interagit avec l'ensemble des concepts : une cohérence de l'ensemble de chaque plan conceptuel doit se retrouver au sein du plan d'immanence, plan philosophique de pensée où les concepts opèrent sans cesse de nouveaux découpages, font résonner sans cesse de nouvelles connexions de par la perspective qu'ils déploient.

Le concept devenu indépendant de l'idéal de la représentation, l'objet de la philosophie deleuzienne n'est plus la vérité mais le sens :
Une théorie philosophique est une question développée, et rien d'autre : par elle-même, en elle-même, elle consiste non pas à résoudre un problème, mais à développer jusqu'au bout les implications nécessaires d'une question formulée. Elle nous montre ce que les choses sont, ce qu'il faut bien que les choses soient, à condition que la question soit bonne et rigoureuse (...) On voit combien sont nulles les questions posées aux grands philosophes. On leur dit : les choses ne sont pas ainsi. Mais en fait il ne s'agit pas de voir si les choses sont ainsi ou non, il s'agit de savoir si est bonne ou non, rigoureuse ou non, la question qui les rend ainsi.

(Deleuze : Empirisme et Subjectivité)

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Message par chapati Dim 27 Fév 2022 - 3:58

2/ Deleuze et la philo traditionnelle


La philosophie (et la pensée) occidentale semble court-circuitée par une relation pathogène au savoir, à la connaissance. Un savoir qui se vit comme érigé sur une raison toute puissante, au-delà du sensible. La question est simple : est-ce bien raisonnable ? Une des caractéristiques de la raison n'est-elle justement pas de toujours vouloir avoir le dernier mot ? Est-il rationnel de se prétendre au delà du sensible ? Et n'est-ce pas au contraire au sensible d'évaluer in fine ce que dit la raison ?


Dans un texte ("Une philosophie sans priorité", de Pierre Zaoui) issu de "Gilles Deleuze, Politiques de la Philosophie", j’ai tiré des extraits qui montrent le hiatus en question :

Le philosophe classique commence rarement par l’exposition de sa propre pensée en parlant des autres, et quand il le fait, c’est très vite pour s’en démarquer ; il pense seul ou pense contre. Deleuze lui, pense "avec". La plupart de ses textes les plus personnels ou originaux, sont des textes où, comme d’escale en escale, se développent et se croisent les pensées d’autres penseurs, philosophiques en premier lieu, mais aussi bien écrivains, scientifiques, artistes, sans qu’on puisse accorder une priorité quelconque de ceux-là sur ceux-ci, ou de sa propre pensée sur celles de ceux-ci et de ceux-là. Aussi est-il l’un des rares philosophes à avoir mené une critique tout à fait radicale de l’idée de "philosophie première" tout en restant philosophe à part entière, dénonçant les mirages d’une constitution an-historique et a-sociale de la pensée philosophique.
Si Deleuze s’intéresse à la question du commencement, c’est toujours sous forme de recommencement, de reprise, de répétition. Il n’y a plus ni philosophie première ni dernière ; on ne pense qu’au milieu des autres, dans le contact permanent avec la pensée des autres.
Il s'agit de libérer la philosophe des carcans qu’elle se fixe pour mieux la rendre à elle-même, c’est-à-dire à sa seule tâche essentielle : inventer des concepts. Il s’agit d’émanciper la philosophie de ses anciens dogmes sans perdre sa puissance d’affirmation et de critique. Deleuze ne nous offre pas une nouvelle philosophie qui s’inscrirait parmi les autres ou après les autres, mais une nouvelle façon d’aborder et de poursuivre le philosopher. Dans cette perspective, en finir avec l’idée de philosophie première c’est d’abord en finir avec les idées de dépassement et d’origine : une philosophie n’en dépasse jamais une autre, pas plus qu’elle ne s’origine dans une troisième. La philosophie n’est là ni pour légitimer le savoir ni pour s’ériger en modèle de la pensée.

Pour moi, un texte mesuré et significatif. Quant à Deleuze, sur le sujet, il ne mâche pas ses mots :

L’histoire de la philosophie a toujours été l’agent de pouvoir dans la philosophie, et même dans la pensée. Elle a joué le rôle de répresseur : comment voulez-vous penser sans avoir lu Platon, Descrates, Kant et Heidegger, et le livre de tel et tel sur eux ? Une formidable école d’intimidation qui fabrique des spécialistes de la pensée, mais qui fait aussi que ceux qui restent dehors se conforment d’autant mieux à cette spécialité dont ils se moquent. Une image de la pensée, nommée philosophie, s’est constituée historiquement, qui empêche parfaitement les gens de penser.

Toute une tradition vouant aux nues la philo traditionnelle n'a en effet eu de cesse de dénigrer Deleuze. Le leitmotiv général de ces fonctionnaires de la pensée est certes d'accepter de reconnaître en lui un fin commentateur de philosophes (puisqu'ils l'avaient eux-même encensé pour cela à l'époque), mais de lui refuser toute prétention à philosopher sérieusement par lui-même. La même tradition sans doute qui tour à tour avait dénigré Spinoza, Nietzsche, Bergson... soit comme par hasard la lignée dont il se réclame. Aujourd'hui, quelqu'un comme Luc Ferry (qu'on a peine à étiqueter comme révolutionnaire), admet être quelque part "un peu nietzschéen". Dans cent ans, gageons que tout ce conformisme sur pattes se dira "un peu deleuzien"...

Deleuze est de toutes façons un formidable événement dans l'histoire de la philo. De par sa façon de répondre sur le terrain propre de la philosophie. Et grâce à lui il devient difficile aux jaloux possesseurs des clefs du jargon philosophique de traiter de haut quiconque aurait une note subversive à ajouter à leur saint édifice. Deleuze soit loué pour ça !

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Message par chapati Dim 27 Fév 2022 - 3:59

3/ Mouvement, flux, immanence


Deleuze dit que rien ne se répète jamais à l'identique. Il prolonge ainsi la vieille doctrine d'Héraclite, qui veut que "l'on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve". C'est finalement la nature entière qui s'écoule en se cristallisant provisoirement dans tels ou tels phénomènes individués de manière contingente. Pour Deleuze, tout flue dans un devenir perpétuel et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que nous croyons voir se répéter "fourmille" en fait d'infimes différences qui font de chaque "retour" un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé. Contre toute la tradition philosophique rationaliste, pour qui la stabilité et la permanence sont des indices de la réalité d'une chose, Deleuze affirme que l'être se dit... du devenir !

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Tout est donc mouvement chez Deleuze. Les choses s'entrecroisent et "s'agencent" entre elles, et quelque chose est créé de leur rencontre, qui est autre qu'une simple addition des forces en présence.

Comprendre, c'est bien sûr toujours remonter aux causes, mais celles-ci sont toujours multiples chez Deleuze. D'ailleurs une cause unique qui entraînerait toujours un même effet serait-elle autre chose qu'un mécanisme ? Et qu'il y aurait-il à en penser, une fois qu'on en a compris le fonctionnement ? La vie, la nature, c'est un peu plus compliqué. Une rencontre, c'est pas un sujet fixe face à une suite d'événements identiques pour tous, mais un jeu de systèmes en mouvement, où chaque événement est toujours issu de causes multiples (voir chapitre IV pour des précisons sur ce qu'est un "événement deleuzien"). ‬Les forces (ou flux) sont des processus complexes qui, de façon sous-jacente, "usinent, machinent, s'agencent entre eux"... et finalement produisent du réel, produisent les événements qui peuplent ce qu'on appelle le réel.

Mouvement, flux, processus... Deleuze emploie aussi le mot "forces". Pourquoi ? C'est pas qu'il imagine des bébêtes occultes qui flotteraient dans l'éther, mais plutôt sans doute parce que c'est à partir d'un avant et d'un après que la pensée se représente l'action des choses : un événement nous affecte, nous fait passer d'un état de conscience - voire un état d'être - à un autre. Il agit donc sur nous "comme une force". Le mot permet de plus de disposer de l'usage du terme de "rapports de force", qui n'est pas de trop pour expliquer les choses. Les forces donc s'agencent entre elles pour produire du réel.
Le mot "flux" a lui l'avantage d'être plus neutre, de ne suggérer rien d'autre que le mouvement.

N'oublions pas que l'ambition de Deleuze est de sortir de la représentation, et donc des présupposés de la philo traditionnelle, en particulier de ceux d'une identité fixe (et souvent transcendante) des choses : il veut restituer l'immanence dans la philo. Y a-t-il ‪présupposé ou transcendance dans une métaphysique de flux ?‬ Perso j'en vois pas. C'est au contraire se prononcer sur l'immobilité de choses qui semble être spéculation, et possible présupposé de transcendance.

Cette façon de penser cherche à comprendre à partir d'événements, et donc en terme de mouvement. On part de ce qu'on perçoit des événements, et l'on tente de remonter vers leur origine : flux et agencements de flux sont ce qui est à retrouver. Deleuze cherche à comprendre "comment ça marche", soit comment les flux se recoupent, s'organisent, s'agencent entre eux. Et comprendre, ça passe par la raison (il s'agit de comprendre ce qui peut l'être, et non l'incompréhensible).‬ La transcendance c'est plus de la philosophie, la transcendance n'explique rien : elle bloque plus qu'autre chose le processus de pensée (en tous cas dès qu'on l'invite dans l'explication). ‪Et si comprendre passait par quelque chose d'indicible, la philo ne pourrait sans doute plus rien pour nous, il ne serait alors plus question que de religion... ou peut-être de science. Mais si le job de la science c'est de savoir sans croire, celui de la philo c'est de ne pas croire plus que savoir (telle est peut-être la "sagesse" du philosophe). L'une est la limite de l'autre.

Enfin, pourquoi le mouvement ? Parce que pour comprendre, c'est bien le mouvement qu'il faut penser : seul le mouvement fait sens dans la mesure où il est porteur de devenirs tout ce qu'il y a de plus concrets.

L'abstrait n'explique rien, il doit être lui-même expliqué : il n'y a pas d'universaux, pas de transcendants, pas d'Un, pas de sujet ni d'objet, de Raison, il n'y a que des processus, qui peuvent être d'unification, de subjectivation, de rationalisation, mais rien de plus. 
Ces processus opèrent dans des "multiplicités" concrètes, c'est la multiplicité qui est le véritable élément où quelque chose se passe.
Les unifications, subjectivations, rationalisations n'ont aucun privilège, ce sont souvent des impasses ou des clôtures qui empêchent la croissance de la multiplicité, le prolongement ou le développement de ses lignes, la production du nouveau. 
Quand on invoque une transcendance, on arrête le mouvement, pour introduire une interprétation au lieu d'expérimenter. 
L'interprétation se fait toujours au nom de quelque chose qui est supposé manquer. L'unité, c'est précisément ce dont la multiplicité manque, comme le sujet, c'est ce dont manque l'événement ("il pleut").

Les processus sont des devenirs, et ceux-ci ne se jugent pas au résultat qui les terminerait, mais à la qualité de leur cours et à la puissance de leur continuation.

Il n'y a pas d'universaux, mais seulement des singularités. Un concept n'est pas universel, mais un ensemble de singularités dont chacune se prolonge jusqu'au voisinage d'une autre.

Je conçois la philosophie comme une logique des multiplicités.

(Deleuze : Pourparlers)



Immanence

Évidemment on peut bien dire que c'est le contraire de transcendance, mais ça n'avance pas forcément tant que ça. Immanence, ça implique "à hauteur d'homme". Immanence, ça veut dire qu'aucun regard autre que subjectif ne vaut : il n'est pas question de parler "au nom de" quoi que ce soit, d'introduire quelque principe extérieur lui-même non expliqué... et censé expliquer quoi que ce soit.
La philo est immanence ou n'est pas.
Une "métaphysique de l'immanence" pourrait par exemple être définie ainsi : "qui comporte en elle-même son propre principe et ne nécessite pas l’intervention d’un principe extérieur".



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Message par chapati Dim 27 Fév 2022 - 4:03

4/ Evénement (qu'est-ce qu'un événement deleuzien ?)


Dans l'appréhension des choses, nous ignorons ce que nous ne reconnaissons pas immédiatement, nous ramenons l'inconnu à du déjà connu, le nouveau à l'ancien. La différence se trouve ainsi crucifiée sur les branches de la représentation : "C'est toujours par rapport à une identité conçue, à une analogie jugée, à une opposition imaginée, à une similitude perçue, que la différence devient objet de représentation". Toute différence singulière devient ainsi une déviation par rapport à un modèle. L'événement n'est plus abordé pour lui-même mais pour être compris par une pensée qui cherche à se le représenter...

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"Expérimentez, n'interprétez jamais !"

C'est un refrain cher à Deleuze. La vie (et peut-être la nature), Deleuze les appréhende sous forme de mouvements, de flux, de devenirs. Il remet en question les repères fixes et dogmatiques imposés par les normes, les préjugés, et ceux de la philosophie aussi. Parce qu'un événement, vu de l'intérieur, c'est toujours une expérience dont on ne peut connaître à l'avance les conséquences.

Les événements deleuziens, c'est d'abord tout simplement les choses qui nous adviennent au cours d'une vie. C'est des rencontres, des relations. Quelque chose de perçu comme une altérité entre en contact avec nous et nous affecte, quelque chose qui, dans toute sa contingence, nous apparaît comme nouveau, et que donc on expérimente.
Une rencontre c'est pas un mécanisme, c'est une expérience.
Un événement, ça a le pouvoir de produire quelque chose en nous qui peut nous modifier, nous faire grandir peut-être, évoluer en tous cas : devenir. C'est donc que ça touche au sens, à quelque chose qui pour nous fait sens, est susceptible de faire sens. Toute "altérité" avec laquelle on rentre en relation et qui nous affecte est virtuellement problématique, et donc porteuse de sens.
Et l'événement absolu, c'est une vie.

"Il n'y a pas d'événement non effectué", c'est ça qu'il y a à comprendre. Et au passage en se demandant s'il est raisonnable d'envisager un "dehors" indépendant de l'homme, où les événements flotteraient dans un espace... quoi d'autre sinon transcendant ? Un joli cours de Deleuze dit tout ça très bien. Résumé :

Joe Bousquet, c’est un auteur très curieux. Il a reçu une blessure par éclat d’obus, pendant la guerre de 14/18. Il en est sorti paralysé. Il a vécu dans son lit, a beaucoup écrit, pas du tout sur lui heureusement, sur quelque chose qu’il estimait avoir à dire. Une phrase de Bousquet dit "ma blessure me pré-existait, j’étais né pour l’incarner".
Ça parait d'un orgueil diabolique : "je suis né pour l’incarner". Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’un évènement n’existe que comme effectué (il n’y a pas d’événement non-effectué, il n’y a pas d’Idée platonicienne de la blessure), mais en même temps, il faut dire les deux : il y a dans l’événement toujours une part qui dépasse, qui déborde son effectuation.
Un événement n’existe que comme effectué dans des personnes, des choses, des états de choses. La guerre n’existe pas indépendamment des soldats qui la subissent. Sinon on parle de quoi : une pure idée de la guerre, qu’est ce que ça veut dire ? Je dois donc maintenir que tout événement est de ce type, et en même temps soutenir que dans tout événement il y a quelque chose qui déborde son effectuation.
Ce quelque chose c'est ce que j’appelle l’individuation propre à l’événement, qui ne passe plus par les personnes ni les états de choses. Et c’est là ce qu’il faut bien appeler "la splendeur d’un événement". A la fois il ne peut pas ne pas être effectué et il déborde sa propre effectuation... comme s’il avait un "en plus", un surcroit, quelque chose qui déborde l’effectuation par les choses, dans les choses et par les personnes.

Alors on comprend Bousquet quand il dit : "le problème, c’est être digne". C'est sa morale à lui, "être digne de ce qui nous arrive", quoi que ce soit, que ce soit bon ou mauvais. L’événement à la fois s’effectue dans les corps et n’existe pas sinon, mais contient en lui-même quelque chose d’incorporel. "Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner". Elle s’effectue en moi mais contient quelque chose qui n’est plus "ma" blessure, c'est "il" blessure... d'où "être digne de ce qui nous arrive", quoi que ce soit : de la merde, une catastrophe ou un grand bonheur.

Il y a des gens qui sont perpétuellement indignes de ce qui leur arrivent, leurs souffrances, leurs joies. Je crois que c’est ceux qui font le centrage sur la première ou la seconde personne, c’est ceux qui ne dégagent pas la sphère de l’événement. Etre digne de ce qui nous arrive, c’est dégager dans l’événement qui s’effectue en moi ou que j’effectue, c’est dégager la part de l’ineffectuable.

(tiré de : http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=215)

Ou encore :

Comprendre l'événement pur dans sa vérité éternelle, indépendamment de son effectuation spatio-temporelle, comme à la fois à venir et toujours déjà passé...
On ne demandera donc pas quel est le sens d’un événement : l’événement, c’est le sens lui-même.

Deleuze (Logique du sens)


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Message par chapati Dim 27 Fév 2022 - 4:04

5/ Différence et Répétition


Chacun donc se représente les choses, se forge plus ou moins une représentation du monde (dont il est problématique de se départir, la vie sociale nous poussant sans cesse à penser à partir des objets de la représentation). Mais doit-on pour autant s'y identifier sans réserve ? Est-ce cela, penser ?

Deleuze ne reconnaît pas plus la pensée dans la représentation que la philosophie dans la philosophie de la représentation. Penser tient pour lui plus d'une forme d'errance que d'une logique systémique. Pour lui, la représentation pense surtout la représentation plus que les vrais problèmes. Mieux, c'est pas avec les outils identitaires du savoir de la représentation qu'on arrive à faire face aux vrais problèmes, à ceux que la vie nous pose dans toute leur complexité : face aux vrais problèmes, c'est pas comme ça qu'on pense !


Une fois débroussaillés les concepts de mouvement, d'immanence et d'événement, on doit maintenant pouvoir faire face à la grande critique du premier Deleuze, celle de la représentation, qu'on trouve donc dans Différence et Répétition. J'ai pas lu ce livre, mais j'ai trouvé un texte abordable de Frédéric Streicher (lisible ici) qui semble en donner une approche claire, du moins dans les grandes lignes.

Approche dont je propose un résumé :
Différence et Répétition présente une théorie philosophique sur l'être. Deleuze dit que rien ne se répète jamais à l'identique. Il prolonge ainsi la vieille doctrine d'Héraclite, qui veut que "l'on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve". Ce qui donne à penser que c'est finalement la nature entière qui s'écoule en se cristallisant provisoirement dans tels ou tels phénomènes individués de manière contingente. Pour Deleuze, tout flue dans un devenir perpétuel et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que nous croyons voir se répéter "fourmille" en fait d'infimes différences qui font de chaque "retour" un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé. Contre toute la tradition philosophique rationaliste, pour qui la stabilité et la permanence sont des indices de la réalité d'une chose, Deleuze affirme que l'être se dit... du devenir ! Dans tous les domaines, il n'y a jamais de répétition que de la différence.

Deleuze se livre à une violente critique de notre représentation de la réalité, c'est-à-dire de ce qui peut être l'objet d'une connaissance stable. Dans l'appréhension des choses, nous ignorons ce que nous ne reconnaissons pas immédiatement, nous ramenons l'inconnu à du déjà connu, le nouveau à l'ancien. La différence se trouve ainsi crucifiée sur les branches de la représentation : "C'est toujours par rapport à une identité conçue, à une analogie jugée, à une opposition imaginée, à une similitude perçue, que la différence devient objet de représentation". Toute différence singulière devient ainsi une déviation par rapport à un modèle. L'événement n'est plus abordé pour lui-même mais pour être compris par une pensée qui cherche à se le représenter, en passant par le filtre de la ressemblance et de l'équivalence. Ainsi, nous ne connaissons des choses que les généralités par lesquelles elles se ressemblent, en fonction d'une convenance à une norme. Si cette pensée est insignifiante, elle entraîne l'individu aux pires compromissions avec les valeurs établies, déjà reconnues sans questionnement.
(...)
Deleuze veut voir l'existence à la manière d'un système d'écluses où les différences de potentiel, les hausses et les chutes d'intensité sont coordonnées par des gradients, des axes de rotation, des seuils, etc. Ça implique de renoncer à se considérer comme un sujet substantiel stable et identique, qui se représente des objets eux-mêmes substantiels. L'individu se trouve désormais défini, non plus par son essence ou son espèce, mais par sa puissance d'affecter et d'être affecté, par ses réseaux de relations intensives. Il est moins un être permanent qu'une certaine manière de se comporter, d'agir et de réagir : un système d'intensités. La question est alors de savoir de quels types d'intensités l'on est capable, quels types d'accidents l'on peut subir et jusqu'à quel point.
Mais si Streicher est clair sur l'idée générale, je suis plutôt dubitatif sur certains passages (enlevés ici). En outre, il ne parle pas des différents piliers qui soutiennent la représentation, et que Deleuze analyse dans sa thèse : on peut citer par exemple celui de "vérités extérieures pré-existantes à la pensée" ; celui d'un "rapport naturel de la pensée au vrai", soutenu par les concepts de "bon sens" et de "sens commun" ; ou encore l'idée d'un "fondement de la philo" qui justifierait la Connaissance qu'elle prétend engendrer... bref, toute une image de la pensée nommée "représentation" selon lui pleine de préjugés qui sont l'objet même de sa critique.



J'aurais préféré écourter chaque chapitre pour les rendre le plus fluide possible, et sans doute qu'il faudrait en refaire sur ces points passionnants. En attendant et même si c'est un peu long, laissons pour l'instant Foucault finir :
Soit la différence. On l'analyse d'ordinaire comme la différence de quelque chose ou en quelque chose ; derrière elle, au-delà d'elle, mais pour la supporter, lui donner un lieu, la délimiter, et donc la maîtriser, on pose, avec le concept, l'unité d'un genre qu'elle est censée fractionner en espèces ; la différence devient alors ce qui doit être spécifié à l'intérieur du concept, sans déborder au-delà de lui. Et pourtant, en dessus des espèces, il y a tout le fourmillement des individus : cette diversité sans mesure qui échappe à toute spécification. 
Voilà donc la première figure de l'assujettissement : la différence comme spécification (dans le concept), la répétition comme indifférence des individus (hors du concept). Mais assujettissement à quoi ? Au sens commun qui sait, partout et de la même façon chez tous, reconnaître ce qui est identique ; le sens commun découpe la généralité dans l'objet, au moment même où, par un pacte de bonne volonté, il établit l'universalité du sujet connaissant. 
Mais si la pensée s'affranchissait du sens commun ; si, plutôt que de rechercher le commun sous la différence, elle pensait différentiellement la différence ? Celle-ci alors ne serait plus un caractère relativement général travaillant la généralité du concept, elle serait pur événement ; quant à la répétition, elle ne serait plus moutonnement de l'identique, mais différence déplacée. 

Mais revenons au fonctionnement du concept. Pour qu'il puisse maîtriser la différence, il faut que la perception, au cœur de ce qu'on appelle le divers, appréhende des ressemblances globales (qui seront décomposées ensuite en différences et identités partielles) ; il faut que chaque représentation nouvelle s'accompagne de représentations qui étalent toutes les ressemblances ; et, dans cet espace de la représentation (sensation-image-souvenir), on mettra le ressemblant à l'épreuve de l'égalisation quantitative et à l'examen des quantités graduées ; on constituera le grand tableau des différences mesurables. Et, au coin du tableau, là où le plus petit écart des quantités rejoint la plus petite variation qualitative, au point zéro, on a la ressemblance parfaite, l'exacte répétition. La répétition qui, dans le concept, n'était que la vibration impertinente de l'identique, devient dans la représentation le principe d'ordonnancement du semblable.
Mais qui reconnaît le semblable, l'exactement semblable, le moins semblable, le plus grand le plus petit, le plus clair le plus sombre ? 
Le bon sens. 
Lui qui reconnaît, qui établit les équivalences, qui apprécie les écarts, qui mesure les distances, qui assimile et répartit, il est la chose du monde la mieux partageante. C'est le bon sens qui règne sur la philosophie de la représentation. Pervertissons le bon sens, et faisons jouer la pensée hors du tableau ordonné des ressemblances ; elle apparaît alors comme une verticalité d'intensités ; car l'intensité, bien avant d'être graduée par la représentation, est en elle-même une pure différence : différence qui se déplace et se répète, différence qui se contracte ou s'épanouit, point singulier qui resserre ou desserre, en son événement aigu, d'indéfinies répétitions. Il faut penser la pensée comme irrégularité intensive. 

Laissons valoir le tableau de la représentation. À l'origine des axes, la ressemblance parfaite ; puis s'échelonnant, les différences, comme autant de moindres ressemblances, d'identités marquées ; la différence s'établit lorsque la représentation ne présente plus tout à fait ce qui avait été présent, et que l'épreuve de la reconnaissance est tenue en échec. 
Pour être différent, il faut d'abord n'être pas le même, et c'est sur ce fond négatif, au-dessus de cette part d'ombre qui délimite le même, que sont ensuite articulés les prédicats opposés. Dans la philosophie de la représentation, le jeu des deux prédicats comme rouge/vert n'est que le niveau le plus élevé d'un bâti complexe : au plus profond règne la contradiction entre rouge-non rouge (sur le mode être-non-être) ; au-dessus, la non-identité du rouge et du vert (à partir de l'épreuve négative de la recognition) ; enfin, la position exclusive du rouge et du vert. 
Ainsi la différence se trouve maîtrisée dans un système qui est celui de l'oppositionnel, du négatif et du contradictoire. 
Pour que la différence ait lieu, il a fallu que le même soit partagé par la contradiction, que son identité infinie soit limitée par le non-être, que sa positivité sans détermination soit travaillée par le négatif. À la primauté du même, la différence n'est arrivée que par ces médiations. 
Quant au répétitif, il se produit justement là où la médiation à peine esquissée retombe sur elle-même ; lorsqu'au lieu de dire non elle prononce deux fois le même oui, et qu'au lieu de répartir les oppositions en un système de finitions elle revient indéfiniment sur la même position. La répétition trahit la faiblesse du même au moment où il n'est plus capable de se nier dans l'autre et de s'y retrouver. Elle qui avait été pure extériorité, pure figure d'origine, voici qu'elle devient faiblesse interne, défaut de la finitude, sorte de bégaiement du négatif : la névrose de la dialectique. 
Car c'est bien à la dialectique que menait la philosophie de la représentation. Et, pourtant, la dialectique ne libère pas le différent ; elle garantit au contraire qu'il sera toujours rattrapé. La souveraineté dialectique du même consiste à le laisser être, mais sous la loi du négatif, comme le moment du non-être. On croit voir éclater la subversion de l'Autre, mais en secret la contradiction travaille pour le salut de l'identique.
Pour libérer la différence, il nous faut une pensée sans contradiction, sans dialectique, sans négation : une pensée qui dise oui à la divergence ; une pensée affirmative dont l'instrument est la disjonction ; une pensée du multiple - de la multiplicité dispersée et nomade que ne limite et ne regroupe aucune des contraintes du même ; une pensée qui n'obéit pas au modèle scolaire mais s'adresse à d'insolubles problèmes ; c'est-à-dire à une multiplicité de points remarquables qui se déplace à mesure qu'on en distingue les conditions et qui insiste, subsiste dans un jeu de répétitions. 
Loin d'être l'image encore incomplète et brouillée d'une Idée qui là-haut, de tout temps, détiendrait la réponse, le problème, c'est l'idée elle-même, ou plutôt l'Idée n'a d'autre mode que problématique : pluralité distincte dont l'obscurité toujours davantage insiste, et dans laquelle la question ne cesse de se mouvoir. Le problème échappe à la logique du tiers exclu, puisqu'il est une multiplicité dispersée : il ne se résoudra pas par la clarté de distinction de l'idée cartésienne, puisqu'il est une idée distincte-obscure ; il désobéit au sérieux du négatif hégélien, puisqu'il est une affirmation multiple ; il n'est pas soumis à la contradiction être-non-être, il est être. 
Il faut penser problématiquement plutôt que d'interroger et de répondre dialectiquement.

Les conditions pour penser différence et répétition prennent, on le voit, de plus en plus d'ampleur. Il avait fallu abandonner, avec Aristote, l'identité du concept ; renoncer à la ressemblance dans la perception, en se libérant, du coup, de toute philosophie de la représentation ; et voici que maintenant il faut se déprendre de Hegel, de l'opposition des prédicats, de la contradiction, de la négation, de toute la dialectique. 
Mais déjà la quatrième condition se dessine, plus redoutable encore. L'assujettissement le plus tenace de la différence, c'est celui sans doute des catégories : car elles permettent, en montrant de quelles manières différentes l'être peut se dire, en spécifiant à l'avance les formes d'attribution de l'être, en imposant en quelque sorte son schéma de distribution aux étants, de préserver, au sommet le plus haut, son repos sans différence. 
Les catégories régentent le jeu des affirmations et des négations, fondent en droit les ressemblances de la représentation, garantissent l'objectivité du concept et de son travail ; elles répriment l'anarchique différence, la répartissent en régions, délimitent ses droits et lui prescrivent la tâche de spécification qu'elles ont à accomplir parmi les êtres. Les catégories, on peut les lire d'un côté comme les formes a priori de la connaissance ; mais de l'autre, elles apparaissent comme la morale archaïque, comme le vieux décalogue que l'identique imposa à la différence. 
Pour affranchir celle-ci, il faut inventer une pensée a-catégorique. Inventer pourtant n'est pas le mot, puisqu'il y a eu déjà, deux fois au moins dans l'histoire de la philosophie, formulation radicale de l'univocité de l'être : Duns Scot et Spinoza. Mais Duns Scot pensait que l'être était neutre, et Spinoza, substance ; pour l'un comme pour l'autre, l'éviction des catégories, l'affirmation que l'être se dit de la même façon de toutes choses n'avait pas d'autre but sans doute que de maintenir, en chaque instance, l'unité de l'être.

Imaginons au contraire une ontologie où l'être se dirait, de la même façon, de toutes les différences, mais ne se dirait que des différences ; alors les choses ne seraient pas toutes recouvertes, comme chez Duns Scot, par la grande abstraction monocolore de l'être, et les modes spinozistes ne tourneraient pas autour de l'unité substantielle ; les différences tourneraient d'elles-mêmes, l'être se disant, de la même manière, de toutes, l'être n'étant point l'unité qui les guide et les distribue, mais leur répétition comme différences. 
Chez Deleuze, l'univocité non catégorielle de l'être ne rattache pas directement le multiple à l'unité elle-même, elle fait jouer l'être comme ce qui se dit répétitivement de la différence ; l'être, c'est le revenir de la différence, sans qu'il y ait de différence dans la manière de dire l'être

http://1libertaire.free.fr/MFoucault244.html


Dernière édition par chapati le Jeu 10 Mar 2022 - 21:40, édité 2 fois

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Message par chapati Mer 2 Mar 2022 - 15:01

6/ Du plan de la représentation au plan d'immanence


La représentation est faite d'objets de savoir. Elle pose les savoirs sur un plan et les met en relation en les faisant jouer entre eux jusqu'à en faire une sorte d'édifice qui se veut couvrir une connaissance des choses. Que les choses soient en relation, sans doute. Mais toute relation est-elle réductible à des objets aussi déterminés ?

On veut bien qu'il y ait quelque chose d'éternel dans les événements que les hommes ont à affronter, que quelque chose ne diffère pas tant que ça aujourd'hui et au temps des grecs, mais jusqu'à quel point ? Et jusqu'à quel point aussi l'homme est-il inamovible ? L'Histoire, l'environnement, les modes de vie, les façons de pensée, ne le change-t-il pas ? Ne modifient-ils pas sa façon de réagir ?
Le problème de la représentation, c'est que dans sa frénésie de cumuler des savoirs, elle va jusqu'à parler d'essences des choses... comme si finalement les événements ne faisaient que se répéter à l'identique. Les définitions desdites choses, on peut certes les affiner au cours du temps, sauf qu'en modifiant un terme, n'est-ce pas tout le système qu'on déplace, tout le point de vue qui change, toute la perspective ? Faire comme si rien ne changeait n'est-il pas du coup l'assurance qu'au fur et à mesure, le tableau d'ensemble ne peut que finir par être truffé de préjugés de toutes sortes ? N'est-ce pas donner libre cours à ce que l'édifice dérive - et de façon exponentielle - vers une interprétation de plus en plus détachée du réel, où l'expérimentation n'aurait pas de conséquences, ne produirait jamais rien de nouveau : ou rien n'avancerait jamais ?
Il s'agit donc à la fois tenir compte de certains facteurs de sens qui ont quelque chose d'a-temporel au sein des événements, mais aussi des transformations que les événement eux-même ne peuvent que subir au fil du temps. Les événements et les hommes sont les inconnues de l'équation à partir desquels on pense.

Alors que faire de ces images de la représentation ? Doit-on les abandonner et envisager un monde sans images, sans repères, sans savoir ? Il y a un commentateur de Deleuze, Stephane Lleres, qui va jusqu'au bout de  cette logique. Voyons ce qu'il en dit : "les termes ne se définissent que par leur différence les uns avec les autres, ne sont rien d’autre que leur différence avec les autres... ils ne préexistent pas à leurs relations, ce sont les relations qui définissent leurs termes". Il poursuit : "Mais à partir du moment où les termes ne sont rien d’autre que leur différence avec tous les autres, chaque terme, en tant qu’il s’affirme comme différence, rejoue ou fait revenir du même coup tous les autres termes en tant qu’ils ne sont eux-mêmes rien d’autre que des différences. Chaque terme enveloppe ou implique tous les autres, et se trouve lui-même impliqué dans tous les autres.". (lien)

Une telle vision semble au cœur du projet deleuzien : un monde ou tout ne serait que différences et différences d'intensités. Mais un monde ainsi dénué de points de repère serait-il viable ? Quid de la place que le doute pourrait y prendre ?
Deleuze en tous cas propose de changer de plan au niveau philosophique, de changer le plan de la représentation par un autre plan, appelé "plan d'immanence". Les affaires courantes se débrouilleront bien, mais pas la pensée, pas la philo : c'est pas ça penser, semble dire Deleuze. Et ce qu'il semble ajouter, que la philosophie traditionnelle avait oublié en chemin, c'est le sensible, sans lequel la raison n'a plus de territoire, plus d'incarnation pour faire valoir ses mérites.

Outre la volonté absolue de tenter de se préserver des préjugés de la transcendance, le plan d'immanence a deux caractéristiques majeures qui l'oppose à celui de la représentation :
-d'une part les concepts sont reliés à des problèmes bien réels, sans se voir court-circuités par des impératifs de savoirs où la raison voudrait toujours avoir le dernier mot (il s'agir de comprendre et non de savoir) ;
-de l'autre chaque problème se veut d'être envisagé individuellement et de façon expérimentale, et donc de la façon la plus concrète possible ("expérimentez, n'interprétez jamais !"). On part ici des problèmes réels, et ce depuis l'endroit où l'on y est confronté, à hauteur d'homme : on part de l'interaction des hommes face à des problèmes concrets, sans préjuger que ceux-ci se rapporteraient à des objets plus ou moins connus, que le sens commun ne peut en tous cas que reconnaître. Le concept n'est plus une sorte de science supposée définir l'essence ultime des problèmes, mais un outil destiné à éclairer autant qu'on peut ce qu'on arrive à comprendre des événements. Chercher les causes aux choses ne passe pas par une évaluation supposée en cohérence avec une vision d'un tout de la connaissance, mais par chercher à partir de l'événement les mille causes qui l'ont amené en amont à émerger dans sa spécificité.
Multiplicité des causes et complexité du réel.

Un système d'événements et de problèmes donc, en lieu et place d'un système de savoirs et d'images. Foucault résume ça très bien : "Il faut penser problématiquement plutôt que d'interroger et de répondre dialectiquement".


Plan d'Immanence

Le Plan d'Immanence se présente comme un tissage, le passage réciproque de la pensée et de l'être, une étoffe nouant dehors et dedans. On ne commence à penser que contraint par la violence du monde. C'est pourquoi on ne trouve pas de philosophie sans intuition. La pensée est rêve, blessure, elle naît dans une intuition. D'une intuition qui peut être délirante, il faut que la philosophie en fasse une image qui tienne debout.
Qui peut imaginer qu'une philosophie se mette en mouvement par l'intellect ? L’intuition est toujours liée à une expérience d'être. Le plan d'immanence n'est pas une interprétation subjective, un point de vue. C'est un perspectivisme. Il ne témoigne pas d'une vérité d'après le sujet, parce qu'il ne manifeste pas une relativité du vrai mais "la vérité de la relativité", dès lors qu'un plan absolu est érigé, sans centre, sans point fixe.

(élaboré à partir de "Deleuze : la passion de la pensée" - Pierre Montebello)

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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 15:51

7/ Le signe est le lien avec l'événement


"Il faut penser problématiquement plutôt que d'interroger et de répondre dialectiquement", concluait plus haut Foucault.

La représentation part toujours de sujets et d'objets, qui donc pour Deleuze sont au contraire les inconnues de l'équation. Elle amalgame ainsi les événements à des phénomènes auxquels on serait confronté. Traditionnellement, on pense que percer à jour la nature des phénomènes permettrait de résoudre les problèmes dont ils sont virtuellement porteurs. Un peu de clarté ne nuit certes pas, mais la question se pose de savoir jusqu'où on n'amalgame pas ainsi les problèmes (qu'on est tous susceptible de rencontrer) à une supposée nature des phénomènes : n'est-ce pas confondre l'événement avec la façon qu'il a de nous affecter ?

C'est là qu'il faut bien sérier les choses : si l'événement nous pose problème, c'est bien résoudre celui-ci qui nous motive, et c'est bien ce genre de confrontation qui nous "force à penser". Si par contre on n'est pas impliqué, la représentation qu'on s'en fait nous pousse généralement à plutôt le gérer de façon plus ou moins théorique, autant dire à l'interpréter.

Mais envisager les choses en terme de sujets et d'objets (extérieurs), c'est non seulement présupposer à l'avance de solutions aux choses, mais en plus sous une forme qui nous en abstrait... alors que tout vrai problème vient justement de nos incapacités à nous dissocier de l'événement, de l'emprise qu'il a sur nous. La dissociation va donc de soi, mais sur le plan problématique : entre "nous et notre problème", et non entre nous et l'événement. Mais en quoi la résolution d'un problème (donc subjectif) nous avancerait tant que ça sur la connaissance d'une nature de l'événement ? C'est dans l'autre sens qu'éventuellement ça marche parfois (et c'est pourquoi l'on présuppose l'inverse). Bref, expérimenter et interpréter sont deux opérations distinctes : on interprète toujours un phénomène présupposé extérieur, alors qu'on expérimente un événement dont on est partie prenante. La résolution d'un problème n'explique donc pas tant que ça sur l'événement qui l'a amené.

Pour éviter ces amalgames, Deleuze propose que ce qu'on perçoit (expérimentalement) d'un événement soit clairement différencié de ce qu'on veut en interpréter. Et ce qu'on en perçoit, il le nomme "signes", comme autant de bribes qui nous relie à l'événement, et à partir desquelles on pourra tenter de comprendre ce qu'il s'est passé. Les signes sont donc ce qui nous relie à l'événement (et là le sensible retrouve toute sa place). C'est de la matière à penser. C'est depuis des signes qu'on est convié à penser : l'événement nous fait signe, la pensée le perçoit comme un signe (le terme de "signe" est là encore sans doute choisi de façon neutre, pour éviter qu'on y accole des préjugés).

C'est donc à partir de signes que la pensée spécule. L'événement est une expérience problématique dès lors qu'il dérange nos habitudes et qu'il est question de sens. Alors les forces qui se meuvent en nous et "s'emparent de la pensée sont celles du sens même. La pensée devient active parce qu'elle éprouve un rapport de forces entre points de vue. L'acte de pensée n'est certes pas inconscient, mais s'engendre inconsciemment, en deçà de la représentation" (Zourabichvili).
L'événement est une intrusion de sens au point qu'est envisagé la possibilité d'un "autre point de vue" qui semble susceptible de nous remettre en question, qui s'immisce dans notre univers mental : dans l'ordre de notre représentation. Et ce point de vue, le fait est qu'on ne le rejette pas a priori... puisqu'il nous pose suffisamment problème pour qu'on tienne à le penser !

Il n'est question de rien d'autre que de sens : quelque chose monte à notre conscience, nous fait signe, et nous force à penser.


Intensité

L'intensité est disparité. Rien ne nous apparaît d'abord que comme différence de niveau, de potentiel, d'intensité. Tout changement renvoie à une différence qui en est la raison suffisante. L'intensité est le signe de ce qui se passe et est la condition du sensible. Il fallait que la philosophie se mette en situation de capter ces intensités pures, qui sont la source du divers, la condition de ce qui apparaît, qui forment le "signe" de ce qui ne peut être que senti, et expriment "des rapports différentiels". On comprend que de telles intensités soient à la lettre inexplicables. Mais comment l'inexplicable ne serait-il pas au cœur de la pensée ? Ne faut-il pas que la pensée capte la genèse des différences avant d'être explication ?

(depuis : Montebello - Deleuze : la paradoxe de la nature, p. 151 à 155)

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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 15:56

8/ Virtuel/Actuel


La science cherche les causes, des liens entre états de choses. Mais elle doit pour cela d'abord définir ces états de choses de façon plus ou moins stable avant que de pouvoir parler de causes et d'effets. Elle va ensuite d’état de choses en état de choses comme de points en points, cherchant à comprendre ce qui les relie. Mais dans une philosophie de mouvement où le devenir prime sur l'identité, une question se pose : comment cerner des états de choses quand les choses ne sont pas donnés ?

C'est que les événement n’apparaissent pas sous forme de choses qu'on n'aurait plus qu'à livrer à la science, mais d'états de choses qui sont le produit de mouvements qui machinent par en dessous. Et c'est ce qui machine par en dessous qu'il y a à comprendre. C'est-à-dire le virtuel. Les états de choses, c'est le fruit du virtuel (comment dire encore le virtuel... peut-être à partir de l'idée de ce que peut un homme, ce dont il serait virtuellement capable : oui, on ne sait pas ce que peut un homme, c'est comme ça le virtuel). Le virtuel c'est aussi là où l'on pense l'événement, là où l'on va tenter de le comprendre comment les choses se sont agencées entre elles.

La science donc, cherche à comprendre par quel mouvement on est allé d'un point a à un point b, puis d'un point b à un point c. Comprendre en philo, ce serait comme voir comment on est passé du mouvement entre b et c à celui entre a et b. Pas de points fixes, pas d'états de choses donnés. Des événements nous prennent et nous font devenir, on cherche ce qu'on peut en comprendre, à partir de ce qui nous apparaît comme des singularités remarquables.

Les problèmes, on cherche à les comprendre à partir des expériences des événements dans lesquelles on est sans cesse pris, de ceux qui nous modifient, nous individuent. C'est là que le virtuel intervient : le virtuel c'est la pensée du mouvement à partir des mouvements de la pensée. Il est question de virtualités qui se rencontrent, de ce que peuvent les choses et de ce que peuvent les corps, c'est-à-dire d’interactions incessantes et de ce qu’elles sont susceptibles de produire.

Les effets, c'est d'abord en nous-même qu'ils s'impriment. On l'a vu avec Joe Bousquet, il ne peut échapper à ce que sa blessure a fait de lui ; de même, sans lui, on n'aurait rien à dire de la blessure : Bousquet est l'actualisation de sa blessure, un effet possible d'un processus engagé par l'éclat d'un obus dans un corps.

Comprendre c'est remonter de l'actuel vers le virtuel qui l'accompagne. Comprendre un événement c'est l'abstraire au mieux de l'incarnation à travers laquelle il nous fait signe, le désincarner de son actualisation, comprendre ce qui échappe à son actualisation. C'est comprendre ce qu'il peut, autrement dit ce qu'il est virtuellement capable de produire. C'est ça le virtuel.

L'événement n'est pas du tout l'état de choses, il s'actualise dans un état de choses, dans un corps, dans un vécu (...) Contrairement à l'état de choses, il ne commence ni ne finit, mais a gagné ou gardé le mouvement infini auquel il donne consistance. Il est le virtuel qui se distingue de l'actuel, mais un virtuel qui n'est plus chaotique, devenu consistant ou réel...

Deleuze - Qu'est-ce que la Philosophie (p. 147/148)

Le virtuel est mouvement, d'où la difficulté de le saisir ; l'actuel est forme, d'où sa visibilité apparente. Mais l'un et l'autre sont inséparables. L'actualisation appartient au virtuel. L'actuel est un ensemble d'états de choses dont le virtuel est le sujet. Et chaque état de choses ou visibilité n'a de sens que pris et compris dans son propre mouvement.

Il y a un très beau passage de Deleuze dans "Qu'est-ce que la philosophie", où il explique que la fonction de la science est de descendre de la virtualité chaotique aux états de choses et aux corps qui les actualisent. La philosophie elle, "remonte la ligne", dit-il : elle va des états de choses au virtuel... sauf que le virtuel n'est plus une virtualité chaotique mais la virtualité devenue "consistante".
Et la virtualité devenue consistante, c'est l'événement.


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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 16:18

9/ Entr'acte (agencements, multiplicités, signes, synthèse disjonctive, actuel/virtuel)



Un petit résumé d'abord, supposé synthétiser quelques points importants...
Pour Deleuze, philosopher est affaire de comprendre, et il y a à comprendre que les causes sont toujours complexes et multiples. Dans une philosophie du mouvement, les choses ne se répètent pas. Du nouveau se crée au fur et à mesure : des choses se rencontrent, rentrent en relation, s'agencent entre elles et génèrent autre chose. Comprendre consiste à retrouver cette genèse des choses, ces agencements, et ce à partir de ce que Deleuze appelle des "événements". Un événement, c'est la façon dont les choses "plient" ensemble pour faire bloc.

Tout élément est posé chez Deleuze comme dénué de transcendance. Cette immanence impérative n'est pas selon moi un parti pris chez lui mais la résultante d'une idée comme quoi philosopher consiste d'abord à comprendre (et non à savoir, ou chercher à savoir) : rien n'a donc à être a priori perçu comme donné, ce qui serait préjuger (c'est pourquoi il dira plus tard que la philosophie consiste à créer des concepts... et non à le retrouver sous je ne sais quels cieux). Et ce qui se dégage de l''analyse des événements, c'est des singularités perçues comme agissantes, et qui doivent donc bien être distinguées depuis l'énigmatique diversité des choses.

Mais si chaque chose n'est distinguée que par rapport aux autres, c'est qu'elle exprime une sorte de totalité de choses. Il n'y a pas de point de départ dans la philosophie de Deleuze, pas d'axiomatique. Ce n'est donc pas un parti pris que de dire que "tout est égal" dans l'immanence, c’est le contraire qui le serait. Et c'est quoi qu'il en soit justifié par les limites de notre compréhension : tout ne peut être qu'égal dans la compréhension rationnelle qu'on peut se faire des choses.

C'est donc une approche très rationnelle, même si c'est d'abord des émotions qu'on tire notre matière à penser. Le sensible est notre relation première et directe au monde, avant toute intervention de la raison. Le reléguer au second plan en érigeant la raison en juge suprême est tout sauf rationnel : si la raison est en droit d'exiger un droit de regard sur les aléas du sensible, c'est bien le sensible qui in fine ne peut qu'être seul en capacité de juger des conclusions de la raison.

Agencements, multiplicités, singularités agissantes, genèse des choses... moi qui voulais "tirer des fils", sans doute qu'il serait bon ici de prolonger pour en dire un peu plus sur comment les choses s'agencent (ou du moins ce qu'on peut en comprendre). J'essaie...


Rien n'est écrit, rien n'est donné. Deleuze voit, et même peut-être choisit le monde comme hétérogène, dispars. Mais il me semble qu'il n'a pas d'autre choix, sauf retomber dans une sorte de Tout auquel les choses seraient dévolues. C'est donc pas tant un choix qu'un refus d'entrer dans des présupposés unitaires, transcendants : un refus dicté par l'immanence donc. Si la raison refuse que la transcendance intervienne jamais (en tant que présupposé) pour expliquer quoi que ce soit, comment faire autrement que de partir du divers, de la disparité des choses ?
Tout ça va nous amener à un "virtuel" comme moteur du mouvement, où les choses se passent en amont de ce qu'on peut en voir - qui sera lui appelé "actuel". Là encore, "moteur" ne doit pas être pris comme je ne sais quelle force occulte, c'est simplement le mouvement qui fait qu'il est besoin d'un mot dire que tout est relations, que ce sont les relations qui créent le mouvement. Alors pourquoi virtuel ? Déjà parce qu'on a aucune idée de ce qui pourrait être crée et de ce qui ne le sera pas.


Rien n'est donc écrit. Du coup, on ne peut pas dire que les choses "convergeraient" d'elles-même vers quelque chose, fut-ce perçu comme "autre chose" (décrit comme tel, l'autre chose en question pourrait n'être rien de plus qu'une suite pré-établie des choses).
Quelle nouveauté dans ce cas, quel mouvement ?
En lieu et place de "convergence des choses" devenu inapproprié, est donc envisagé le terme de "synthèse disjonctive", "disjonctive" s'opposant à "convergence", et "synthèse" au fruit de l'actualisation. On est bien là dans le "comment les choses s'agencent" : chaque élément disons vit sa vie, et s'il se retrouve en relation avec un autre, les deux peuvent donc produire autre chose sans que rien ne soit écrit comme quoi ils étaient prédisposés à se rencontrer, ni tant que ça sur ce que leur rencontre serait susceptible de produire.

C'est en tous cas à la compréhension de faire le boulot de retrouver les éléments en question ainsi que les relations qu'ils ont pu avoir (c'est elle qui distingue des singularités et cherche à voir comment elles auraient pu jouer ensembles). On part donc de l'actualisation (concrétisée par les événements) pour tenter de remonter vers le virtuel qui machinait par en dessous et qui y a amené. C'est le processus du virtuel qu'il y a comprendre.

(sinon, l'actualisation ne marque en rien une quelconque fin d'un processus d'agencement. Elle n'est qu'un repère observable ponctuellement, et est tout comme le reste soumise au mouvement des choses)

Synthèse disjonctive

Il existe une bonne image qui aide à comprendre à quoi bien ça peut bien ressembler. Elle est donnée par Gilbert Simondon, qui nous montre comment la vision binoculaire est la solution d’un problème posé par la coexistence de dimensions divergentes (les visions de l’œil droit et de l’œil gauche) dont les singularités - les potentiels divergents, disparates - sont intégrées dans une troisième dimension, la profondeur, qui englobe les deux premières.


On voit donc comment la pensée, à partir de "signes", tâche de comprendre les événement, depuis leur actualité vers le virtuel. Maintenant on a dit depuis le début que les inconnues de l'équation étaient non seulement les événements mais aussi les hommes. La suite de cette tentative se propose donc de traiter de "l'inconnue" humain...


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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 16:24

10/ Morale, ontologie, devenir

L’Anti-Oedipe est le premier livre d’éthique que l’on ait écrit en France depuis longtemps. Comment faire pour ne pas devenir fasciste ? Comment débarrasser notre discours et nos actes, nos cœurs et nos plaisirs, du fascisme ? Comment débusquer le fascisme qui s’est incrusté dans notre comportement ? Les moralistes chrétiens cherchaient les traces de la chair qui s’étaient logées dans les replis de l’âme. Deleuze et Guatari, pour leur part, guettent les traces les plus infimes du fascisme dans le corps.

(Michel Foucault - Préface à l'anti-Oedipe)

Le fascisme, ça commence quand la raison dit "ta gueule" au sensible. Le fascisme, c'est quand la raison dit "je sais" et somme l’autre de se taire. Et cette façon de faire est déjà inscrite dans l’habitude de tout juger, et surtout dans le sale petit vice moral de juger l'autre (voire pire, d’aimer ça).

Le fascisme, c'est la négation de l'altérité.

Mais ne juge-t-on pas parce que ce serait le seul moyen qu’on aurait de se différencier, de se singulariser ? Ne juge-t-on pas parce que sans quoi, tout serait égal ? (c'est toujours de manière identitaire qu'on juge l'autre). Le jugement ne révèle-t-il pas en fait une incapacité à valoriser quoi que ce soit depuis la seule compréhension des choses et des hommes ?

D'autant que juger, c’est d'abord céder à l’imposture de se mettre à la place de l’autre : la raison a toujours l’arrogance de parler au nom des autres... et jusqu'à même prétendre que ce serait au nom de l'humilité d'un "tous pareil" qu'on serait en droit de le faire (on voit bien là jusqu'où vont les méfaits du bon sens et du sens commun).

On voit bien comment tout cela est rattaché à la morale, la morale comme valeur commune à l'humanité, une morale qui serait partagée par tous et donc garante d'une humilité commune. Non, l'amour n'est pas le cœur de la morale. Le problème de la morale ? C'est de fourrer son nez partout, c'est de prétendre qu'on peut être jugée à l'aune d'une entité supposée capable d'évaluer chacune de nos actions, jusqu'à envisager un modèle moral à suivre en toutes circonstances. Refuser la morale n'est en rien dire que tout serait égal à l'échelle du bien, mais qu'aucune image ne nous protège des aléas des conséquences de nos choix et de nos actes, que les meilleures intentions peuvent amener au pire.

Après Spinoza, Deleuze fait alors intervenir l'éthique. Quelle différence ? Il n'y a pas de modèle éthique quand il y en a un moral. L'éthique est une notion individuelle quand la morale se veut rapporter à un universel commun. En lieu et place de l'individu face à un modèle moral qui devrait être à suivre, l'éthique c'est l'individu face à ce qu'il est virtuellement capable lui de devenir, lui et lui seul. Aucune transcendance ne vient savoir ni juger.

On s'éloigne ici des images identitaires de la représentation, et l'on rentre dans le domaine d'une logique de devenirs. Le sujet (en tant qu'inconnu de l'équation, rappelons-le), Deleuze n'est pas très intéressé d'en parler en terme d'identité. Il préfère le considérer à partir de devenirs, soit in fine d'individuation : suivant la façon dont on évolue au cours d'une vie.


Résumé d’un cours de Deleuze sur Spinoza, confrontant morale et éthique :
Dans une morale, il s'agit de deux choses qui sont fondamentalement soudées. Il s'agit de l'essence et des valeurs. Une morale nous rappelle à l'essence, c'est-à-dire à notre essence, et nous y rappelle par les valeurs. Ce n'est pas le point de vue de l'être. Je ne crois pas qu'une morale puisse se faire du point de vue d'une ontologie. Pourquoi ? Parce que la morale ça implique toujours quelque chose de supérieur à l'Être ; ce qu'il y a de supérieur à l'Être c'est quelque chose qui joue le rôle de l'Un, du Bien, c'est l'Un supérieur à l'Être. En effet, la morale c'est l'entreprise de juger non seulement tout ce qui est, mais l'être lui-même. Or on ne peut juger de l'être que au nom d'une instance supérieure à l'être.
Ce qui est en question dans une morale c'est notre essence. Dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. Cà implique que l'essence est dans un état où elle n'est pas nécessairement réalisée, ça implique que nous ayons une essence. Ce n'est pas évident qu'il y ait une essence de l'homme. Mais c'est très nécessaire à la morale de parler et de nous donner des ordres au nom d'une essence. Si on nous donne des ordres au nom d'une essence, c'est que cette essence n'est pas réalisée par elle-même. On dira qu'elle est en puissance dans l'homme cette essence. Qu'est-ce que c'est que l'essence de l'homme en puissance dans l'homme, du point de vue d'une morale ?
C'est bien connu, l'essence de l'homme, c'est d'être animal raisonnable. L'essence, c'est ce que la chose est, animal raisonnable c'est l'essence de l'homme. Mais l'homme a beau avoir pour essence animal raisonnable, il ne cesse pas de se conduire de manière déraisonnable. Comment ça se fait ? C'est que l'essence de l'homme, en tant que telle, n'est pas nécessairement réalisée. Pourquoi ? Parce que l'homme n'est pas raison pure, alors il y a des accidents, il ne cesse pas d'être détourné. Toute la conception classique de l'homme consiste à le convier à rejoindre son essence parce que cette essence est comme une potentialité, qui n'est pas nécessairement réalisée, et la morale c'est le processus de la réalisation de l'essence humaine.
Or, comment peut-elle se réaliser cette essence qui n'est qu'en puissance ? Par la morale. Dire qu'elle est à réaliser par la morale c'est dire qu'elle doit être prise pour fin. L'essence de l'homme doit être prise pour fin par l'homme existant. Donc, se conduire de manière raisonnable, c'est-à-dire faire passer l'essence à l'acte, c'est ça la tâche de la morale. Or l'essence prise comme fin, c'est ça la valeur. Voyez que la vision morale du monde est faite d'essence. L'essence n'est qu'en puissance, il faut réaliser l'essence, cela se fera dans la mesure où l'essence est prise pour fin, et les valeurs assurent la réalisation de l'essence. C'est cet ensemble que je dirais moral.

Dans une morale, vous avez toujours l'opération suivante : vous faites quelque chose, vous dites quelque chose, vous le jugez vous-même. C'est le système du jugement. La morale, c'est le système du jugement. Du double jugement, vous vous jugez vous-même et vous êtes jugé. Ceux qui ont le goût de la morale, c'est eux qui ont le goût du jugement. Juger, ça implique toujours une instance supérieure à l'être, de supérieur à une ontologie. La valeur exprime cette instance supérieure à l'être. Donc, les valeurs sont l'élément fondamental du système du jugement. Donc, vous vous référez toujours à cette instance supérieure à l'être pour juger.
L'Éthique c'est pas ça du tout, c'est comme deux mondes absolument différents.
Dans une éthique, vous ne jugez pas. Quelqu'un dit ou fait quelque chose, vous ne rapportez pas ça à des valeurs. Vous vous demandez comment est-ce que c'est possible ? Comment est-ce possible de manière interne ? En d'autres termes, vous rapportez la chose ou le dire au mode d'existence qu'il implique, qu'il enveloppe en lui-même. Comment il faut être pour dire ça ? Quelle manière d'être ça implique ? Vous cherchez les modes d'existence enveloppés, et non pas les valeurs transcendantes. C'est l'opération de l'immanence. Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ? D'où, retour à cette espèce de cri de Spinoza : qu'est-ce que peut un corps ? On ne sait jamais d'avance ce que peut un corps. On ne sait jamais comment s'organisent et comment les modes d'existence sont enveloppés dans quelqu'un. Spinoza explique très bien que tel ou tel corps, ce n'est jamais un corps quelconque, c'est qu'est-ce que tu peux, toi.

http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=137

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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 16:24

11/ Territoires, ritournelle


Chez les animaux nous savons l’importance de ces activités qui consistent à former des territoires, à les abandonner ou à en sortir, et même à refaire territoire sur quelque chose d’une autre nature. A plus forte raison l’hominien : dès son acte de naissance, il déterritorialise sa patte antérieure, il l’arrache à la terre pour en faire une main, et la reterritorialise sur des outils. Un bâton à son tour est une branche déterritorialisée. Il faut voir comme chacun, à tout âge, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes épreuves, se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations, et se reterritorialise sur un souvenir, un fétiche, ou un rêve. On ne peut même pas dire ce qui est premier, et tout territoire suppose peut-être une déterritorialisation préalable ; ou bien tout est en même temps.

Deleuze - Qu'est-ce que la Philosophie ?


Territorialisation, déterritorialisation

1/se déterritorialiser, c’est quitter une habitude, une sédentarité (Anti-Œdipe).
2/processus de décontextualisation qui permet l'actualisation dans d'autres contextes (reterritorialisation)

Avec les concepts  de "territorialisation" et de "déterritorialisation", Deleuze et Guattari exposent une théorie des pratiques d’appropriation des milieux de vie déterminant les modes de construction et de transformation des individus. Pas de territoire sans acte d’appropriation, mais pas d’appropriation sans signes spécifiques qui expriment cette appropriation, soit les aspects corrélatifs de l'acte de "marquer son territoire". La question de la territorialité impose une réévaluation d’une fonction non pas signifiante mais expressive. S'ouvre un champ d’étude des systèmes d’expression qui repose sur la thèse que les individus et groupes sont toujours pris dans une multiplicité d’agencements territoriaux qui conditionnent leurs constructions identitaires, et qu’un territoire est inséparable des vecteurs de déterritorialisation qui le travaillent du dedans et l’ouvrent sur des transformations potentielles.
Il n’existe aucun modèle univoque des constructions territoriales de la subjectivité ou de manières d’habiter ses territoires. La subjectivité est à analyser non à partir d’un principe d’identité mais à partir de variations continues : elle est d’abord passage, devenir. Elle est fonction d’une aptitude à passer d’une territorialité à une autre comme entre des identités hétérogènes et provisoires, et à s’ouvrir sur des territorialités inédites.

Résumé tiré de Cartographies et Territoires (G. Silbertin-Blanc)




La Ritournelle, c'est Anne Sauvagnargues qui en parle le mieux.
La ritournelle exprime le temps moins vécu que d’abord habité, à partir de signes sensibles par lesquels nous arrachons un territoire aux milieux environnants, par consolidation et habitude. Car l’habitude valorise la prise de consistance, et nous prenons consistance lorsque nous intériorisons du temps comme puissance de transformation, en le stabilisant comme milieu, comme habitation. Une individuation prend consistance et se subjectivise en configurant son milieu.

1/ Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s'oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos.

2/ Maintenant, au contraire, on est chez soi. Mas le chez soi ne préexiste pas : il a fallu tracer un cercle autour du centre fragile et incertain, organiser un espace limité. Beaucoup de composantes très diverses interviennent. Mais maintenant, ce sont des composantes pour l'organisation d'un espace, non plus pour la détermination d'un centre.

3/ Maintenant, enfin, on entr'ouvre le cercle, on l'ouvre, on laisse entrer quelqu'un, ou bien l'on va soi-même au dehors, on s'élance. On n'ouvre pas le cercle du côté du chaos, mais dans une autre région, créée par le cercle lui-même. On sort de chez-soi au fil d'une chansonnette.

Ce ne sont pas trois moments successifs dans une évolution. Ce sont trois aspect d'une seule et même chose, la ritournelle.

Deleuze - Mille Plateaux


Comment prenons-nous consistance ? Par le jeu rythmique par lequel nous arrachons aux milieux environnants un  territoire, grâce auquel nous pouvons consister comme un centre. L’habitude vitale, ou sa cousine la répétition, provient de l’irruption temporelle d’une initiative pour accrocher des routines ou des rituels nouveaux aux formes déjà là. La chanson tient le rôle principal : elle vaut comme esquisse et condense un centre rassurant. Le soi tisse sa pelote sur un mode qui n’est pas idéationnel mais pratique, par individuation, qui prend en transformant son milieu. C’est la chanson qui fait centre (et non l’enfant), c’est elle qui saute du chaos à un début d’ordre. Le saut marque le passage des milieux préexistants au territoire.

Le chez soi ménage bien une identité, mais celle-ci se construit dans l’installation d’un territoire. Il y a organisation d’un espace, condition préalable pour permettre à un centre de prendre consistance. Le saut implique le passage du milieu au territoire, en transformant des qualités prélevées dans le milieu social pour se les réapproprier. Il s’agit de devenir, et non d’imitation ou d’identification.

La comptine d’un enfant ou le chant de l’oiseau impliquent le mode expressif, qui s’opère dès qu’un vivant agence des matières expressives. Ces matières émergent par déterritorialisation. Le territoire se définit par cette émergence de matières d’expressions, qui définissent une signature, de sorte que c’est la marque qui fait le territoire. Ces marques ne sont pas créées mais requalifiées. Des qualités empruntés à tous les milieux deviennent composantes expressives, non en vertu d’une qualité de propriétés qu’elles détiendraient par elles-mêmes, mais bien par l’acte qui les déterritorialise. Il suffit pour cela qu’elles prennent une consistance, sans se dissiper en simples réactions à des déclencheurs intérieurs ou extérieurs. Tel indice prélevé dans le milieu se fait marque. Mais ce qui fait tenir ensemble l’agencement, c’est le passage du fonctionnel à l’expressif.

L’expressif est premier, et le possessif apparaît comme une conséquence de l’expressif. C'esttoute la force  de cette analyse : si la territorialisation expressive s’opère par marquage, c’est la marque qui fait territoire, qui le produit comme résultat d’un acte. Au lieu d’estimer qu’il y aurait d’abord du propre, ces conceptions appropriatives du chez-soi et de la propriété deviennent une conséquence du marquage : une signature particulière.

Résumé élaboré à partir de : https://www.cairn.info/revue-chimeres-2013-1-page-44.htm

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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 16:25

12 - Bergson & Deleuze (le problème du "nouveau")


Pourquoi Bergson est-il décisif pour Deleuze ? La réponse de Deleuze est directe : Bergson a transformé la philosophie en posant la question du nouveau à la place de celle de l’éternité . Bergson écrit que : "le temps est invention du nouveau ou n’est rien du tout" . Cette idée, sous sa simplicité apparente, reste énigmatique. Qu’est-ce que le nouveau ? Et qu’est-ce qu’une conception du temps dont la réalité ontologique serait cette puissance d’invention ? Se poser la question du nouveau au lieu de celle de l’éternité engage toute une manière de concevoir la pensée, ses problèmes, ses objets. Une des conséquences majeures concerne la catégorie du possible qui fait l’objet, chez Bergson, d’une critique explicite et insistante, que Deleuze systématisera à travers son usage du concept de virtuel.

L’idée que la possibilité d’une chose doit précéder son existence semble fondée puisque rien d’impossible ne se produit . Mais de là on glisse à un autre sens : on en vient à penser que le possible précède la réalité "sous forme d’idée",  que la condition de ce qui arrive est donnée d’avance. Autrement dit, il n’y a pas de nouveau puisque tout ce qui apparaît ne serait que le passage à l’existence d’une possibilité. Bref, Bergson met en cause l’idée même des conditions de possibilité de l’expérience. Pour lui on renverse le rapport de cause à effet. Nous jugeons qu’une possibilité est indépendante de sa réalisation éventuelle et que celle-ci, quand elle se produit, ajoute quelque chose à la simple possibilité. Nous pensons en somme que le passage du possible au réel est d’une part, contingent, et d’autre part se fait par une "addition de réalité" de nature indéterminée : "le possible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure; il serait donc devenu réalité par l’addition de quelque chose". Alors que le possible est une construction qui ne fait que présupposer et non précéder la réalité qui lui correspond. C’est pourquoi il affirme qu’une possibilité contient plus que sa réalisation . Pour n’importe quel événement, on peut toujours expliquer après-coup ses conditions de possibilité ; sauf que ces conditions pourraient aussi bien expliquer un événement différent, ou le même événement pourrait aussi bien s’expliquer par d’autres conditions .

Ce qui est en jeu pour Bergson, c'est la complicité douteuse de la philosophie et du sens commun qui s’accordent pour ne le considérer le temps que comme une succession chronologique, en quelque sorte extérieure à ce qui se produit en lui. C’est en ce sens que la tâche de la philosophie devient alors de penser le nouveau : non pas en général mais le nouveau en train de se faire, là où il se produit et quand il se produit, au cas par cas. Du moins c’est en ce sens que Deleuze reprend le problème en faisant appel au concept de virtuel. Deleuze systématise cette critique en distinguant deux couples des notions : celle, classique, du réel et du possible d’une part ; celle qu’il introduit du virtuel et de l’actuel de l'autre. Selon Deleuze, la différence s’articule autour de la question de la réalité et de la ressemblance. Entre le réel et le possible, il y a un rapport de ressemblance parfaite : l’un est à l’image de l’autre et aucune différence conceptuelle ne les distingue. Ils ne se distinguent que du point de vue de l’existence : l’un en est doué, l’autre pas. Mais dans la mesure où l’existence n’ajoute rien au concept de sa possibilité, cette conception est conceptuellement inexplicable. L’existence, et la réalité qu’elle introduit, sont sans raison, ombres d’un possibilité pré-donné .

Le couple du virtuel et de l’actuel met en jeu une tout autre logique. D’abord, le virtuel a autant de réalité que l’actuel . Ce qui est actuel, c’est-à-dire les objets constitués tels qu’ils se donnent dans le champ de l’expérience empirique, constitue une des deux moitiés du réel. Mais ce qui est ainsi donné n’épuise ni la réalité, ni le champ de l’expérience : il plonge au contraire ses racines dans le virtuel, dans cette autre moitié de la réalité qui l’accompagne toujours et dont il provient. C’est une manière d’affirmer que l’existence n’est pas le tout du réel comme le présent n’est pas le tout du temps, et que ce qui n’existe pas actuellement, au présent, n’est pas pour autant dénué d’une consistance ontologique propre. Idée philosophique classique s’il en est, mais qui acquiert un aspect inédit si on considère que la consistance ontologique du virtuel, sa réalité propre, est celle du temps. L’existence plonge ses racines dans la réalité du temps. Le virtuel est une catégorie du temps. Un passage de Différence et répétition est particulièrement éclairant à ce propos :

Le seul danger, dans tout ceci, c’est de confondre le virtuel avec le possible. Car le possible s’oppose au réel. Le virtuel, au contraire, ne s’oppose pas au réel; il possède une pleine réalité par lui-même. Son processus est l’actualisation. Chaque fois que nous posons le problème en termes de possible et de réel, nous sommes forcés de concevoir l’existence comme un surgissement brut, acte pur, saut qui s’opère toujours derrière notre dos, soumis à la loi du tout ou rien. Quelle différence peut-il y avoir entre l’existant et le non existant, si le non existant est déjà possible, recueilli dans le concept, ayant tous les caractères que le concept lui confère comme possibilité ? L’existence est la même que le concept, mais hors du concept. On pose donc l’existence dans l’espace et dans le temps, mais comme milieux indifférents, sans que la production de l’existence se fasse elle-même dans un espace et un temps caractéristiques.

L’existence ne provient pas, par hasard ou nécessité, du royaume des possibles, mais du temps. Deleuze souscrit ainsi à la conviction de Bergson que le temps est invention du nouveau. Sans cette conviction, parler de virtuel et d’actuel n’aurait aucune véritable portée philosophique. Le virtuel et l’actuel, tels que Deleuze les conçoit, ne sont nullement l’un à l’image de l’autre : au contraire le processus d’actualisation qui conduit de l’un à l’autre est celui d’une différenciation. L’existence, au lieu de renvoyer d’une part à une possibilité conceptuelle qui la précède et à laquelle elle n’ajoute rien et, d’autre part, à un espace-temps neutre qui l’accueille en lui restant extérieur, se fait grâce à un processus créatif qui introduit une différence et implique un temps et un espace déterminés et singuliers . Loin d’être conceptuellement inexplicable, elle appelle son concept propre puisqu’elle introduit du nouveau dans le monde. Deleuze écrit que "l’actualisation, la différenciation, en ce sens, est toujours une véritable création". Ce qui fait l’intérêt de ce concept, ce qui permet de le comprendre autrement que comme l’invocation mystique d’une force originaire et ineffable de la vie, est que Bergson ne le définit que comme une tendance à la divergence et à la différenciation. Certes, la vie est élan, ou trouve dans l’élan son unité, mais cette unité ou élan, n’est qu’une tendance à se développer selon des lignes et dans des directions divergentes. "L’essence" de la vie n’est que tendance à la différenciation, à la création de formes toujours nouvelles et imprévisibles . La tendance de la vie n’est pas la venue à l’existence d’une possibilité pré-donnée, mais un mouvement d’actualisation créatrice. Le "vitalisme" de Bergson et sa pensée du temps trouvent ici leur inspiration commune.

Le néodarwinisme propose un modèle d’explication mécaniste du vivant, le néo-lamarckisme un modèle finaliste. Mais, ils partagent, sans le savoir, un présupposé commun et ruineux. Le mécanisme voit la cause de l’évolution dans des facteurs pré-donnés, le finalisme explique l’évolution des formes de vie en termes téléologiques. Mais dans les deux cas la succession des espèces est réduite à un phénomène de surface, au déploiement d’un programme donné à l’avance ou à l’accomplissement d’une finalité préétablie. Dans les deux cas, on présuppose, à tort, que "tout est donné", selon une autre formule de Bergson chère à Deleuze, que la succession n’a rien d’essentiel . Alors que la vie s’actualise en se différenciant, en créant sur des lignes divergentes des formes nouvelles.

Différence et répétition non seulement systématise l’opposition philosophique entre les couples du possible et du réel d’une part, et du virtuel et de l’actuel d’autre part, en donnant ainsi un statut rigoureux au concept de virtuel, mais fait de la question du rapport du donné à ce qui le fonde un des ses thèmes majeurs. Sous le titre "d’empirisme transcendantal", Deleuze vise précisément ce problème. Il crédite Kant d’avoir découvert "le prodigieux domaine du transcendantal", mais lui reproche de s’être arrêté pour ainsi dire à mi-chemin. Kant n’aurait pas compris qu’entre le fondement et le donné, le rapport ne peut pas être de ressemblance. Une telle ressemblance, selon Deleuze, réduit le transcendantal à un double de l’empirique et elle est impuissante à comprendre la production du donné.

Selon Deleuze, "tout n’est pas donné", la prétention d’établir d’emblée la loi sinon de ce qui arrive ou peut arriver nie la puissance d’invention du temps, nie donc le temps comme tel. La conjonction entre le nouveau et la vie, entre la puissance de création du temps et la puissance d’une vie n’est pas une thèse philosophique parmi d’autres, et au fond n’est pas une thèse du tout. Il s’agit plutôt de ce que Deleuze et Guattari nomment un plan pré-philosophique sans lequel aucune philosophie ne serait possible. Et c’est peut-être cette conjonction qui constitue la raison la plus profonde du bergsonisme de Deleuze.

(tiré de Paola Marrati : https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2007-3-page-261.html).

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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 16:26

13/ Dimensions du temps 1 : Continuité et disjonction


1/ Repassons par Bergson avec Deleuze, qui introduit cette fois la notion de durée :
Bergson dit que dans le monde de la perception, ce qui nous est donné, c’est toujours des mixtes d’espace et de temps. Et que c’est catastrophique pour la compréhension du mouvement. C'est catastrophique parce qu'on a toujours tendance à confondre le mouvement avec l’espace parcouru, qu'on essaie de le reconstituer avec l’espace parcouru. Du coup, on ne comprend rien au mouvement. Le mouvement n'est pas réductible à l’espace parcouru, il est l’acte de parcourir : lorsque vous reconstituez le mouvement avec l’espace parcouru, vous l'avez déjà considéré comme passé : il n’y a plus que de l’espace parcouru, il n’y a plus de mouvement.

Bergson dit que le mouvement c'est pas de l’espace mais de la durée. Le mouvement se fait non dans la manière dont un instant succède à un autre, mais dans l'intervalle, dans la continuation d’un instant à l’autre... qui n’est réductible à aucun des instants et à aucune succession d’instants. Ce que l’on a raté c’est la durée, qui est la continuation d’un instant à l’autre.

Résumé à partir d'un cours de Deleuze : http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=17


2/ Poursuivons avec un résumé de Zourabichvili, où est dit que le temps est la différence de la différence, que le temps détermine la place de l'individu, qui n'est plus au centre des choses :

Le temps est pur changement, puisque ses dimensions ne se ressemblent nullement ; et la succession n'est pas illusoire, elle est seulement le moins profond. Entre deux dimensions, il y a disjonction, l'actualité de l'un fait basculer l'autre dans le passé. Deux dimensions ne peuvent en effet s'actualiser en même temps "dans" un même sujet. L'actualisation transporte le sujet de l'une à l'autre, le faisant changer ou devenir, passer irréversiblement d'une époque à une autre, ou d'une heure d'existence à une autre. Chaque dimension est individuante, et c'est pourquoi le temps est actuellement successif : la coexistence des dimensions est incompatible avec les conditions de l'actualisation ou de l'existence, qui sont celles de l'individuation.

Le temps est le passage d'une dimension à une autre. Il se confond avec ces dimensions ; mieux encore, chaque dimension n'existe que dans sa différence avec les autres. Qu'est-ce donc que le temps ? La différence absolue, la mise en rapport immédiate des hétérogènes, sans concept identique sous-jacent ou subsumant. Le temps n'est rien à proprement parler, il ne consiste que dans des différences, et dans la relève d'une différence par une autre.

Une telle conception du temps, pluridimensionnelle ou intensive, est vertigineuse. Il n'y a aucune raison pour que la dimension actuelle ait un privilège sur les autres, ou constitue un centre, un ancrage ; le moi éclate en âges distincts qui tiennent lieu de centre chacun son tour, sans que l'identité puisse jamais se fixer (et la mort n'ordonne rien, ne décide de rien). Il en va de même horizontalement, si l'on considère qu'une vie se déroule sur plusieurs plans à la fois : en profondeur, les dimensions de temps, successives ou simultanées, se rapportent les unes aux autre de manière "non chronologique", non successive.

http://entre-là.net/wp-content/uploads/2015/01/Zourabichvili-Deleuze.Une-philosophie-de-lévènement-PUF-1994.pdf

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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 16:27

14/ Dimensions du temps 2 : Univocité


Le temps est le rapport entre des dimensions hétérogènes. Ces dimensions sont concurrentes, en vertu de leur pouvoir individuant : chacune s'actualise en excluant les autres (d'un individu donné), mais toutes sont le temps, les différences du temps. Le temps est la différence interne qui rapporte les différences les unes aux autres. La différence interne n'est ni une ni multiple, elle est une multiplicité. Mais peut-elle apparaître comme un lien ? Peut-on penser une intériorité strictement relationnelle ou différentielle ? Un tel rapport serait de toute façon virtuel, puisque les différences ne sauraient coexister actuellement dans le même individu.

Reste à comprendre comment la différence peut réunir, et le multiple être dit une multiplicité. C'est que la différence ainsi définie a un corrélat : la répétition. La différence ne cesse de revenir dans chacune de ses différenciations : elle se répète et pourtant jamais à l'identique. Elle revient sur un autre plan. Alors elle n'apparaît plus seulement comme une dimension intensive mais comme un point de vue (sur les autres dimensions). Chaque différence est toutes les autres et constitue un certain point de vue sur toutes les autres, qui à leur tour sont des points de vue. Le passage de "être" à "être un point de vue sur" est ici permis par le décalage lié à cette répétition paradoxale : chaque différence est répétée, mais à distance, sur un autre mode.

Cette logique de la multiplicité détruit l'alternative traditionnelle du même et de l'autre. L'immanence s'affirme à travers le thème de l'univocité : l'être est formellement divers, numériquement un. On comprend dès lors que la différence de qualité ou de nature relève de l'intensité : non pas que tout revienne au Même, mais les différents (qualités, espèces, modes d'existence) résonnent à distance de toute leur hétérogénéité..

Qu'est-ce qui autorise à parler de LA différence, de LA multiplicité ? La répétition divergente et dès lors enveloppante, comme unité immédiate du multiple ou consistance de l'univoque. Le Même, en tant que produit de la répétition et non identité originaire, est le soi de la différence. Aussi peut-on la dire "interne" : différence qui "se" différencie, intériorité sans identité, dedans du dehors. L'implication est le mouvement logique fondamental de la philosophie de Deleuze. Dans chaque livre ou presque, il n'est question que de "choses" qui s'enveloppent et se développent, se plient et se déplient, s'impliquent et s'expliquent, et aussi se compliquent.

Le problème des relations est posé au niveau des intensités, et le rapport d'une intensité à une autre, d'une dimension à une autre, est d'implication. Deux températures, deux vitesses ne s'additionnent pas. Une époque dans la vie de quelqu'un n'est pas composée des époques antérieures, bien qu'elle les reprenne à sa façon. On peut bien dire que la vie continue, mais sa manière à elle de continuer est de se rejouer tout entière sur un autre plan, de telle manière que la mémoire, par-delà les souvenirs qui nous retiennent à ce qui fut, accuse des distances irréductibles qui n'épargnent pas non plus le présent, lui-même mis en perspective. L'idée de destin trouve alors un sens immanent : "une vie", pour Deleuze, est une condensation ou une complication d'époques en un seul et même Evénement, un système a-centré d'échos ou de correspondances non causales. Ainsi, "les différences ne se composent pas de différences de même ordre, mais impliquent des séries de termes hétérogènes". La pure différence est intensive, car les différences d'intensité ne participent d'aucun genre commun. Entre deux quantités intensives, il n'y a qu'hétérogénéité ou différence de nature.

Deleuze demande s'il est possible de rendre compte des effectuations des corps et de leurs relations sans invoquer le virtuel, c'est-à-dire le processus d'actualisation : n'est-il pas nécessaire, au nom de l'existence et du devenir, de recourir au perspectivisme des dimensions intensives, au concept d'une hétérogénéité forcément virtuelle ? N'est-ce pas le seul moyen d'introduire et de penser la différence dans l'existence, comme la divergence dans le monde ? La réponse est que nous ne pouvons faire l'économie d'une "ligne abstraite" qui double les effectuations ou les mélanges de corps, nous ne pouvons faire l'économie du virtuel. Deleuze pose ainsi le problème de l'immanence : unité immédiate de l'un et du multiple, univocité... la solution proposée étant le concept de multiplicité virtuelle ou intensive. Le virtuel n'est pas un deuxième monde, il n'existe pas hors des corps. Il n'est pas l'ensemble des possibles, mais ce que les corps impliquent, ce dont les corps sont l'actualisation. Labstraction commence quand on sépare le corps du virtuel qu'il implique, quand on ne retient que l'apparence désincarnée d'une pure actualité (représentation). Chez Deleuze, les corps impliquent ce qu'ils expliquent, ils ne perdent leur potentiel que dans la représentation. Celle-ci, en effet, les sépare de ce qu'ils peuvent et ne retient d'eux qu'une pure actualité où s'annule l'intensité. Le temps communique avec soi, mais ne devient sensible ou n'entre en communication avec soi qu'à la rencontre des différents flux de durée qui l'incarnent.

Résumé depuis Zourabichvili : "Deleuze : une philosophie de l'événement" (p. 82 à 90)

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Message par chapati Jeu 10 Mar 2022 - 16:27

15/ Dimensions du temps 3 : Mémoire & Virtuel



On est donc sans cesse pris dans les contextes. On passe d'une situation, d'un contexte à l'autre. Une situation surgit, dure, puis laisse place à une autre. Puis éventuellement quelque chose revient, et alerte le plan de pensée qui s'y était attaché. Les événements s'enchevêtrent et se chevauchent au sein de mémoires multiples. Mais on vit aussi le temps autrement, comme une sorte de présent immobile d'où passé et futur semblent détachés, virtuels. Deleuze après Bergson tente de comprendre comment ces deux appréhensions du temps jouent et cohabitent.

Bergson distingue les image-souvenir du souvenir pur. Il dit que les images-souvenirs ne contiennent pas la marque du passé, que ce sont des re-constructions faites à partir d'un présent : un présent ré-écrit ou interprète les souvenirs selon son actualité (notre tort, c’est de juger le passé par rapport à un présent en fonction duquel il est passé, nous ne savons pas juger le passé en fonction du présent qu’il a été : ce n'est qu'en fonction des exigences d’un nouveau présent qui a besoin d’évoquer le passé qu’adviendra une image-souvenir - sinon l'image virtuelle reste inconsciente). Le présent se fait donc des images du passé. Les images-souvenirs sont des actualisations du souvenir pur.

Pour Bergson, ce n’est pas quand le présent a disparu que le souvenir du passé se forme, parce qu’alors il ne se formerait jamais : le souvenir ne peut se former qu'en même temps que la perception a lieu. Ainsi le passé "insiste" dans le présent, coexiste avec le présent. Il y a coexistence entre la perception (image actuelle) et mémoire (image virtuelle) : "Tout moment de notre vie offre donc ces deux aspects : il est actuel et virtuel, perception d'un côté et souvenir de l'autre" (Bergson)

Si donc le temps est mouvement, c'est dans sa dimension de succession d'événements. S'il est immobile, c'est dans sa façon de renvoyer le passé (comme le futur) à des dimensions virtuelles. L'insistance du passé fait que l'on passe sans cesse de l'une à l'autre dimension du temps. Notre existence, au fur et à mesure de son déroulement, se double ainsi d’une existence virtuelle, d’une image en miroir qui est le corrélat de l’image actuelle.

La mémoire passe ainsi par de grands circuits (images-souvenir, images-rêve etc, que la pensée prends le temps de tenter de comprendre), tout en étant à la fois sans cesse confronté à des circuits minimum, entre l’image actuelle (issue d'un temps perçu comme immobile) et son pendant virtuel (issu d'un temps perçu comme continuité). Ces deux images sont distinctes mais indiscernables ; distinctes parce qu'elles sont deux, mais indiscernables qu'on ne sait pas laquelle est actuelle, laquelle est virtuelle.

Il n'y a ainsi pas d'image purement actuelle, tout objet se double d'une dimension virtuelle. Et l'on est pris entre l'image d'un présent actuel et une image virtuelle qui le capterait et deviendrait actuelle, repoussant la perception actuelle dans le virtuel. Il y a coalescence d’une image actuelle et de son image virtuelle.
Aussi y a-t-il coalescence et scission, ou plutôt oscillation, perpétuel échange entre l’objet actuel et son image virtuelle : l’image virtuelle ne cesse de devenir actuelle, absorbe toute l’actualité du personnage [il est question ici de "La dame de Shangaï" et ses miroirs, qui fait office d'exemple], en même temps que le personnage actuel n’est plus qu’une virtualité.
L’actuel et le virtuel coexistent, et entrent dans un étroit circuit qui nous ramène constamment de l’un à l’autre. Ce n’est plus une actualisation mais une cristallisation. La pure virtualité n’a plus à s’actualiser puisqu’elle est strictement corrélative de l’actuel avec lequel elle forme le plus petit circuit.

Deleuze : http://lucdall.free.fr/workshops/IAV07/documents/actuel_virtuel_deleuze.pdf

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Message par chapati Mer 10 Avr 2024 - 7:26

16/ Dimension du temps 4 : Penser - Deleuze contre la bêtise


Résumé d'une interview de François Zourabichvili sur France-Culture (lien).

Pour Deleuze, il faut une interruption pour que la pensée se mette à penser. Naturellement, la pensée ne pense pas, au sens ou le penseur serait habituellement tenté de dire "je pense".

Paradoxalement, penser est arriver à parler à partir de quelque chose qu'on n'arrive pas à énoncer. Si le penseur a affaire à quelque chose qui interrompt le cours inertiel de sa pensée, alors il est en prise avec des forces qui le force à balbutier, à répéter d'une certaine manière. Quelque chose qui n'arrive pas à articuler, quelque chose qui se dérobe au concept. La rencontre c'est là où la pensée est en prise avec quelque chose qu'elle ne reconnaît pas, pour laquelle elle n'a pas de catégorie à l'avance. C'est dans ce sens qu'on peut parler de rencontre : quelque chose se présente, qui fait signe et ne trouve pas de place, ou si ça trouvait sa place, ce serait en remettant en cause complètement le système qui rend une association possible.

On commence à penser à partir de quelque chose qu'on n'arrive pas à dire. Ce quelque chose autour duquel le philosophe tourne toute sa vie, c'est précisément une différence, c'est-à-dire une espèce de force d'arrachement, de décalage, de changement de perspective qu'il a lui-même du mal à énoncer, et à l'énonciation duquel il voue tout son effort. De sorte qu'on aperçoit déjà comme la différence peut s'articuler à la répétition. Cette différence, elle ne s'accomplit pas en une fois, elle exige une reprise incessante...

Deleuze a lutté toute sa vie contre l'idée que la pensée devait se mettre en adéquation avec la réalité. Pour lui, se dire que notre pensée doit parvenir à épouser la réalité, c'est la conception bête de la vérité, qui consiste à ne pas voir que cette réalité que nous nous représentons d'une certaine sorte, nous l'avons construite. Vivre n'a pas de forme à l'avance, toutes les expériences, politiques, amoureuses, etc, que nous pouvons vivre, nous pouvons les vivre à l'intérieur du schème préconçu, c'est-à-dire lui donner une forme à l'avance et lui donner vie à travers une force de poncif. Mais est intéressant ce qui échappe aux poncifs, aux expériences que nous faisons sans arrêt mais que nous recouvrons sans arrêt par des discours qui sont toujours plus ou moins en décalage avec l'expérience.

La forme première de la bêtise, c'est le sens commun. Il y a une volonté forcené de lisser l'existence de manière à ce que toutes les occurrences qui n'ont pas de sens, qui ne rentrent pas dans le dans le cadre préconçu, qui se présentent comme des singularités non-interprétables n'existent plus : on lisse l'existence de manière à ce que les singularités n'existent plus,  et l'on se trouve alors dans une situation où l'on a plus qu'à échanger des clichés. Les clichés, c'est la forme sous laquelle la pensée devient échangeable par excellence : on peut s'entendre sur des clichés parce que c'est la forme avec laquelle l'existence cesse d'être étrange. Alors, on a affaire à des énoncés qu'on peut faire circuler indéfiniment.

Et on est tous toute la journée traversés par des clichés. Nous avons aussi besoin d'affronter l'existence sans sa puissance d'interruption ou d'étrangeté. Mais lisser l'existence de manière à ce qu'on finisse par vivre dans l'illusion n'empêche pas qu'il n'y ait de l'étrangeté, de la distance, de l'injustice, des souffrances, n'empêche pas que ces différences existent. C'est étouffant, mais en même temps, c'est protecteur jusqu'à un certain point... jusqu'au point où ça devient illusoire.

Si on fait de l'idée un moule dont on va tirer des copies, alors on est dans une logique de banalisation. Si on essaye de lui restituer son potentiel d'idée, alors on est prise avec quelque chose qui n'est pas encore pensé, on est dans l'attitude de celui qui a à redécouvrir le geste de pensée. Toute compréhension d'un auteur est de cet ordre-là. Toute répétition d'un événement aussi. On essaie de retrouver une puissance inauguratrice, une puissance de rupture, encore inactualisée.

Il y a toujours un rapport à l'ancien, mais tout dépend de quel type il est : si c'est c'est un rapport de filiation, d'héritage etc. Le problème n'est pas tellement l'idée neuve qu'on pourrait avoir, mais l'art de ne pas la laisser devenir une idée reçue. La rupture ou l'évènement ou la transformation ou le surgissement de l'idée neuve ne fait pas disparaître l'ancien, mais fait que nous sommes dans un nouveau rapport avec lui. Il arrive que notre rapport avec certains évènements change, se modifie : qu'on n'ait plus le même rapport avec les singularité qui nous constituent. On répète les erreurs du passé dans la mesure où on est sur le même plan de questionnement. C'est-à-dire où l'on se pose les mêmes questions, où l'on pose les mêmes questions à la communauté. Où la communauté se pose les mêmes questions. Elle a trouvé de fausses solutions. Mais si il y a de l'évènement, on ne se pose plus les questions qu'on se posait dans les mêmes termes, on pose de nouveaux problèmes. Et par conséquent les échecs n'ont plus à interpréter que comme de simples erreurs dans lesquelles on tomberait sans arrêt. C'est vrai qu'on a l'impression, de l'Antiquité à nos jours que ce sont les mêmes erreurs qui se répètent. En même temps il est évident que nous sommes dans des problématiques très différentes.

Deleuze ne dit pas que l'erreur n'est pas grave (même s'il n'est jamais bon d'être dans l'erreur), il dit que ce n'est pas le plus grave. Il dit qu'on peut tenir un discours tout entier constitué de vérités et pourtant dépourvu de tout intérêt. Donc si on se demande à quelle condition il y a de la pensée, on est doit considérer qu'il y a quelque chose de plus grave que l'erreur, de plus important qu'un discours qui pense qu'il s'agit simplement de détenir les bonnes informations. Il s'agit de savoir quel est le sens, qu'est-ce qui distingue une information importante, comment on pose le problème. La pensée n'agit vraiment qu'au niveau des problèmes et lorsqu'elle prend conscience qu'ils ne viennent pas du dehors.

Ce que Deleuze appelle le dehors n'est pas le monde extérieur : le dehors, c'est tout ce qui n'est pas la pensée. Le dehors, c'est en dehors de l'ordre du sens, quelque chose comme une autre perspective, une autre manière de voir les choses. Le dehors pour la pensée, c'est toujours une autre manière de penser, ce n'est pas une chose toute faite, on ne saute pas d'une manière de penser à une autre comme ça. Quelque chose fait signe pour la pensée qui en même temps se dérobe à tout l'outillage dans dispose la pensée pour en faire un objet. Quelque chose se présente comme autre chose qu'un objet, quelque chose qui n'a pas de forme. Pour penser l'expérience, il faut assumer que tout n'est pas forme d'objet mais que la pensée pense par excellence quand elle est en contact avec avec quelque chose qu'elle ne peut pas reconnaître, sur quoi elle ne peut pas mettre de concept. Qu'elle ne peut pas interpréter à partir de catégories dont elle dispose déjà, et qui ne se donne pas comme un objet. La pensée pense quand elle a affaire à un inconnu, à un non reconnaissable qui apparaît comme quelque chose qui ne fonctionne pas dans la pensée, qui ne laisse pas tranquille, quelque chose qui fait sens d'une manière qui ne se fige en aucune signification qu'on pourrait maîtriser. Ça rend la pensée comme quelque chose qui ne trouve pas sa place dans la pensée.

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