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Violence et représentation

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Message par chapati Mar 9 Avr 2019 - 4:08

Rwanda 1994 - le mal, la bêtise et la représentation.

L'histoire du conflit proprement dit.
La région dite des lacs en Afrique est essentiellement peuplée de tutsis et de hutus, qui vivent ensemble depuis des siècles. Au Rwanda, après une longue domination tutsie, les colons sont arrivés et ont assis leur pouvoir en faisant des alliances avec eux, attisant forcément ainsi les vieilles rancunes ethniques. Mais au moment de l'indépendance (1957) les hutus, plus nombreux, se sont logiquement retrouvés au pouvoir (après on l'imagine une campagne présidentielle jouant sur des ressorts ethniques). Nombre de tutsies sont alors parti en exil, dans des pays limitrophes où ils étaient encore au pouvoir.
Mais certains espéraient un retour au pouvoir et faisaient de temps en temps des incursions armées. Et à chaque incursion (en gros toutes les décennies), des représailles s'ensuivaient, en général très violentes (mais sans commune mesure avec le génocide de 94). Et puis en 94 donc, une armée tutsie a menacé cette fois très sérieusement de rentrer au Rwanda et d'y prendre le pouvoir. Par l'intermédiaire d'une radio populaire, le pouvoir hutu a alors fait monter la pression en stigmatisant pendant des mois les tutsies, jusqu'à chauffer à blanc les esprits, pour finalement donner un jour le signal du massacre...

Et à ce moment a commencé une folie sans pareil. Les types partaient chaque matin découper en rondelle leurs anciens potes d'école, collègues de travail, relations de bistrot, anciens amis, et ce comme s'ils allaient au boulot. Ils partaient machette au poing, en groupe et en chantant, puis tuaient, violaient, découpaient les gens toutes la journée... et rentraient le soir.
C'est ça, la spécificité du Rwanda ! (environ un million de mort en deux trois mois).


J'en ai parlé plus haut, mais je le remets ici parce quand j'ai évoqué le truc sur des forums, l'indifférence suscitée (par ma thèse) m'a littéralement abasourdi. Ceux très sûrs d'eux qui clament l'existence du mal en l'homme m'ont par exemple objecté que le problème aurait été le même avec la Shoah. Bien sûr que non : la Shoah était cachée au peuple allemand (autant que faire se peut), par la volonté d'un dictateur fou, et au sein d'un système pyramidal et paranoïaque. Au Rwanda, rien de caché. De plus, c'est la population (hutue) elle-même qui a massacré l'autre ethnie, pas les membres d'une armée (soumis donc à des supérieurs) et pas non plus dans des camps plus ou moins isolés du monde. Pour finir, l'Allemagne était en guerre, ce qui bien évidemment change tout !


Au Rwanda, on a donc martelé pendant des mois, via une radio populaire, un message comme quoi toute la misère du monde était la conséquence de siècles de domination tutsie. Tout était de la faute des tutsies. En clair on leur a mis une image dans la tête des gens.
Et l'image a suffi.
A suffit à déborder, annihiler, piétiner des siècles de cohabitation comme il en existe tant, partout dans le monde. Les hutus ont obéi à une représentation qu'on leur a mise en tête, au point de passer outre leur vécu, leurs émotions, leur image d'eux-même, leur mémoire, et jusque leurs amis bien sûr. Au point de se transformer en peuple d'assassins.
Et chaque matin, la scène se reproduisait, ils allaient tuer comme on va travailler... apparemment sans colère ni excitation particulière, sans recours à aucune drogue. Et le soir ils rentraient, peut-être faire l'amour à leurs femmes...

Qu'est-ce qu'il s'est donc passé ?
Il s'est passé qu'on a donné "une bonne raison" aux hutus.
Et que ça a suffit !
Une raison, c'est un argument qui rend un récit cohérent.

Ce qui est en jeu, c'est qu'un récit (cohérent) puisse susciter une croyance qui s'intègre à la représentation des gens, et qui possède une telle force de cohérence qu'elle balaie tout le reste. Et en particulier toute émotion, tout sensible en eux. Le Rwanda pour moi, c'est la preuve du diktat de la raison sur le sensible, du pouvoir totalitaire de la raison !

Les gens ont dit : "j'ai raison" (de croire à la cohérence du récit), et ça a suffi !
... à leur faire massacrer hommes femmes et enfants, chaque jour, pendant un mois !

Le Rwanda c'est l'exemple terrifiant du pouvoir de la représentation qui fait croire aux mots plus qu'à tout.


Et comme la sidération qu'à mon sens ne peut que susciter ce genre d'événement n'a pas semblé provoquer la moindre bribe de pensée dans les honorables forums (dits "philosophiques"), je ne vais pas développer : juste mettre ma phrase comme une bouteille à la mer et m'en retourner.

Ma thèse se résume en une phrase :
C'est pas des hommes que les hutus découpaient, mais des images.
.

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Message par chapati Mar 9 Avr 2019 - 4:09

Banalité du mal.

On s'inquiète du racisme, mais personne ne pose la question de l'acharnement des occidentaux à tout savoir, tout savoir et ne jamais se déjuger. Or c'est la racine dont le racisme n'est qu'une des conséquences.

Le mal. Je suis toujours scotché en regardant les émissions télé sur le nazisme, fasciné de voir qu'un peuple entier ou presque ait suivi un fou. Un fou au discours sans doute suffisamment cohérent pour que ça ne se voit pas trop... à condition d'avoir des "affinités" (ou des prédispositions). Parce qu'adhérer à un tel discours, c'est montrer une volonté pathologique de tout savoir, de tout maîtriser ; c'est montrer son obsession d'avoir le dernier mot sur tout, toujours. Bref, c'est le fascisme. Et les gens s'y sont reconnus.

Par le dernier mot, il est question d'une certaine "hâte", celle de qui ne peut s'imaginer sans savoir mieux que l'autre. Au quotidien, c'est par exemple croire à ce qui nous semble simplement "logique"... au nom de la raison. Croire sans douter. C'est laisser la raison décider seule de "la vérité" d'un discours, c'est toujours la laisser in fine valider ou invalider les choses, c'est lui accorder l'exclusive du dernier mot, de mettre le point final qui justifiera la croyance éternelle (quand le sensible lui, est indéfiniment soumis au doute qu'exerce la raison).

Critiquer cette état de choses, C'est évidemment pas du tout renoncer à ce que la pensée vienne un jour à bout de tel ou tel problème, soit en capacité un jour de nous éclairer, mais simplement laisser le temps à la pensée de penser. Et ici j'émets l'idée que l'univers mental des uns et des autres (le savoir des uns et des autres) n'est rien d'autre que le moment où l'on "stabilise le monde", où l'on en fait une synthèse... parce qu'on n'arrive pas à en comprendre plus, à le comprendre plus loin que ça. Sauf qu'en général et chez tout un chacun, le doute est supposé surgir à un moment ou un autre (ou être en capacité de le faire).

Or ici, tout s'est passé comme si Hitler avait balayé toute possibilité de doute d'un revers de menton (preuve qu'il en fallait pas beaucoup). Et comme au Rwanda un demi-siècle plus tard, les types sont partis au quart de tour. L'univers psychique d'Hitler a semble-t-il suffi à reproduire leur désir de tout savoir, à les conforter qu'il disait tout haut ce qu'eux n'osaient affirmer avec tant de force. Bref, un révélateur de la justesse de leurs opinions qui leur permettait enfin de clamer à la face du monde qu'ils avaient raison, et ce depuis le début. Raison sur quoi, c'en est presque anecdotique : un bouc émissaire a suffi à canaliser ce détail. Refus de l'altérité. Il aura donc suffi d'un fou, d'un gueulard psychotique...

Et aujourd'hui, la honte de la race supérieure oubliée, les oies semblent y retourner de leur pas tranquille. Les vieux ne sont plus là pour dire la bêtise de tout cela (de toutes façons, ici, personne ne les écoute plus depuis longtemps). Et la volaille d'accélérer le pas, en attendant peut-être qu'un nouveau chef vienne la conforter, lui faire franchir la dernière marche : lui donner le feu vert...
Et bien sûr il faut se taper les experts se demandant comment on a bien pu en arriver au fascisme, pour en fin de compte épiloguer sur tel ou tel Mal qui nous "habiterait". Bref, tout plutôt que de penser notre civilisation. Les musulmans, ils s'autorisent à tout savoir sur eux (encore et toujours), jusqu'à leur expliquer qu'il leur faudrait réécrire leur livre saint, afin qu'il soit conforme à notre savoir à nous (et c'est à peine si trois pelés semblent s'apercevoir du genre de problème que ça pose, cette façon de penser). Mais sur notre civilisation à nous, silence radio, rien, nada : c'est pas nous, pas moi, fin de la réflexion. Tout plutôt que de penser cette fascination de savoir mieux que l'autre, de penser l'impératif d'on ne sait quelle raison ne pouvant qu'avoir le dernier mot (quitte à tout écraser au passage). Deux mille ans de guerre : aléas de l'histoire, accident ? La faute aux rois, à la religion ? (mais faute absoute par la chère révolution, celle où aucun doute, c'était bien nous cette fois : les droits de l'homme, ça c'est moi, c'est tout moi).

Banalité du mal ?
Si l'on veut. Sauf que les causes, Arendt les a ratées, et dans les grandes largeurs. Pourquoi une banalité ? A ça elle ne répond pas. Elle dit que ce serait affaire de raison (encore et encore), que penser devrait suffire à éviter ce genre de loupé, la morale ne pouvant que reprendre ses droits au passage. La morale et le tour est joué. Il suffirait donc de savoir plus, mieux. Après deux mille ans de pensée, on en était donc à massacrer la moitié de l'humanité. Preuve qu'on y était presque ? Encore un dernier effort et on va y arriver ? Bref, tout sauf penser pourquoi un monde de guerriers, un monde d'hommes belliqueux. Tout sauf penser la fuite face au doute, la fuite jusqu'à écraser l'autre. Tout sauf penser l'impasse du diktat de la raison et son fameux "dernier mot". Aussi dans un tel monde guerrier, comment faire pour exister sans devenir soi-même un guerrier, si l'on n'est pas porté à ça : comment exister dans ce voyage au bout de la nuit qu'on nous impose sans relâche ?

L'occident dit : "c'est ça la vie, la civilisation". Et que voit-on en guise de réponse ? La relève. Des types jouer des coudes au pas de charge. Créateur d'entreprise, c'est la dernière mode, le rêve de l'individu social, bien intégré au sein de son escadron? Ultime solution de survie ? Pas grave. Fiers de l'être. Créateur de fric, nec plus ultra de l'accomplissement humain, de l'épanouissement perso : la spiritualité en marche.
(et de sinistres clowns d'oser dire que c'est la faute au rêve, à mai 68 : quelle honte !).

Banalité de la bêtise oui, et de l'indignité.

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Message par chapati Mar 9 Avr 2019 - 4:41

Rwanda (suite) : responsabilité de la France

Génocide au Rwanda : le droit de savoir et le devoir de vérité

Le président Emmanuel Macron vient d’annoncer la création d’une commission sur le Rwanda qui "aura accès à toutes les archives françaises". Dont acte.

Emmanuel Macron, qui était adolescent au moment du génocide et n’est pas lié aux partis politiques au pouvoir à l’époque, sera-t-il le président du devoir de vérité sur le Rwanda ? La lettre de mission adressée par M. Macron à M. Duclert est un motif d’espoir : jamais un président n’avait ainsi donné à des personnalités indépendantes, avec autant de clarté, accès aux archives de l’Etat.

Même si, quoi qu’en disent d’anciens protagonistes de la politique française au Rwanda, beaucoup a déjà été documenté, dit et écrit par des journalistes, des chercheurs et quelques témoins privilégiés, cela fait vingt-cinq ans que les survivants du génocide et les familles des victimes attendent la vérité. Et les Français sont, eux aussi, en droit de savoir.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/04/06/rwanda-le-droit-de-savoir_5446680_3232.html


Non, je crois pas. C'est pas ça qu'il y a à comprendre (la question du Rwanda est évoqué au dessus).

Et ce serait même dommage, oui dommage, que sous prétexte qu'il faille trouver des coupables - qu'il faille et surtout qu'il suffise - pour justifier qu'on mette un point final à ce qu'on ne comprend pas ; dommage qu'on vante la possibilité qu'une lumière quelconque attribuant telle responsabilité à la France puisse réduire, jusqu'à peut-être finalement finir par occulter, le fond même de l'affaire. Ce serait dommage que les descendants des survivants tutsies n'aient plus qu'à se dire : "c'est la faute de la France" ou quelque chose de cet ordre en guise de compréhension, mais surtout de mémoire. Et ce quelle que soit la responsabilité de la France dans l'affaire.

Car au delà des images colportées par telle ou telle histoire officielle, c'est bien sur le mal et rien d'autre, celui qui s'est emparé de leurs voisins hutus, que les "survivants" s'interrogent... s'interrogeaient en tous cas, dans le livre splendide de Jean Hartsfeld : "Dans le nu de la vie", recueillant leurs témoignages. Et pas sur ce qui correspond sans doute plus à des lâchetés qu'à du machiavélisme (ou un cynisme forcément ignoble) de la part des autorités françaises.


EDIT : une tentative d'analyse sur le côté politique de ce qui est arrivé au Rwanda est présentée ici.

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Message par chapati Mar 14 Sep 2021 - 1:51

Jugement, images, violence.


On nous bassine en ce moment avec les mots et l'emploi qu'il faudrait en faire. On nous parle sans cesse de la violence des mots. Les grands débats du moment semblent tous converger vers ce type de violence, comme si les mots étaient le garant de je-ne-sais quoi et en étaient à devenir pire que les actes. Il faudrait donc discerner les choses. Et en particulier employer le concept de violence pour ne dire que les actes... et aussi réserver celui d’agressivité pour un état intérieur (certes virtuellement producteur de violence). Faute de quoi on mélange tout.
Que l’agressivité soit violente, quiconque en fait les frais le sait bien. Mais tout acte de violence n’est pas forcément le fruit de l'agressivité. Un voyou s’en prend à un riche parce qu’il veut son argent : rien de personnel là-dedans, il ne juge pas sa victime, n’a pas d’animosité envers elle. Il y a violence sans agressivité. La seule violence est dans l'acte. A l'opposé, dès qu’un homme est jugé, la violence qu’on peut lui porter semble sans limites (jusqu’à le découper en rondelles au Rwanda). Et en dehors de ceux qui abusent d’un pouvoir par intérêt, égoïsme, absence d’empathie etc, c'est bien le jugement qui autorise les pires violences.


Le jugement comme banalité du mal

Juger, c’est l’opération morale qui enferme l’autre dans une image. C’est réduire l’autre à une image dont on prétend avoir les clefs. Le juge se dit capable de se mettre à la place de l’autre et prétend qu’à cette place, il serait capable de faire autrement, c'est-à-dire mieux. L'autre est ainsi nié, et ce parce qu'il est réduit à une image (de fautif, d'incapable, de ce qu'on veut). Mais qu’est-ce qu’il en sait le juge, de l'autre, et surtout de la vie de l’autre ? Qui peut prétendre "savoir" la vie d'un autre ? D'autant qu'on sait tous que l'investigation marche bien moins bien dès qu’il est question de nous-même, de nos problèmes à nous. Qu’y a-t-il donc au fond des hommes qui résiste à une telle évidence ? Les juges seraient capables de lire l’âme des hommes au point de dire mieux qu’eux-mêmes leur vie... tout en sachant si peu se débrouiller avec la leur propre, de vie ?
Le problème, c’est l’image. La réduction à l’image.
Le juge crée une image de l’autre qui se superpose à l’être réel, et à partir de cette image, il s’autorise à ne plus tenir compte de l'être réel. L’image a envahi son récit, l’autre est nié : il n’est plus que l'incarnation de cette image. Et cette négation est pure acte violence. Ceci ne revient pas à dire que rien ne justifierait qu’on se fasse des images de l’autre, mais que si l’on voulait aller jusqu'à se mettre à sa place, il faudrait être capable de tenir compte de toutes les images susceptibles de dire ce qu’il est, et donc de toutes les images d’une vie !
Or, qu’il soit ou non capable de l’exprimer, le dernier des voyous a toujours quelque chose à dire pour sa défense : à ses yeux et au moins partiellement, quelque chose justifie toujours sa violence. Personne d'un peu sensé ne peut en conscience se défendre d’en violenter un autre en s’estimant en tort (ou alors par intérêt) : une nécessité d'un minimum de cohérence nous porte forcément à revendiquer quelque chose censé plus ou moins justifier nos actes. Bref, pour chacun d’entre nous, il faut bien une raison !
Et c’est à partir de la négation de l’autre qu’on s’octroie le droit de juger. Le jugement donne l’autorité de s’accaparer un bon droit qu’on dénie à l’autre. Et lui dénier ce droit, c’est le nier. Dès lors ne subsiste de lui que l’image, non pas de ce qu’il est mais de ce qu'il devrait être.
Et de l'image, on passe à la violence en acte.
Le raisonnement qui justifie le passage à l’acte semble passer par l’idée que la fin justifie les moyens : "j’ai raison" dit le juge, et à ce stade, aucun retour en arrière n’est possible, sauf remettre en question son propre jugement, ce qui est tout sauf courant (d’autant que tout jugement prolonge notre vision du monde). Changer d’avis, ce serait se remettre en question, remettre en question ses capacités d’évaluation, et en conséquence l’image qu’on se fait de soi-même. Les dés sont jetés, le verdict a été prononcé et il est en général sans appel !
Notons encore que le pire juge est celui qui ne se vit pas comme violent. Celui-là vous nie sans en être le moins du monde conscient, sans rien savoir de la violence du jugement : pour lui, juger est une conséquence naturelle et en quelque sorte inévitable de la raison. Notre homme a considéré un jour (dieu sait comment) que vous n’étiez pas conforme à telle image qu’il se faisait de l’homme (image on s’en doute liée à celle qu’il se fait de lui-même), et vous voilà nié par le couperet de son jugement. On est alors face à une violence désincarnée : protégée par une bonne conscience sans faille. Notre homme juge les hommes à l’échelle de sa simple bonne conscience : la bonne conscience est l’échelle de son bon droit. Banalité du mal.


Un  autre type de jugement : le procès

Comparons maintenant cette façon de juger avec la façon dont il est procédé aux Assises. Ici, il y a nous et un homme. Et entre les deux : un acte. Imaginons par exemple un homme qui ait tué sa femme. Un tel crime, c’est comme un mur trop haut pour la plupart d'entre nous.
Mais là, plus question d’une bonne conscience qui jugerait un homme à partir de causes soi-disant repérées en lui... et spéculerait sur les effets que celles-ci pourraient amener. Déjà le mur est trop haut et la pensée ne peut plus supputer si légèrement vu la gravité des faits. Mais surtout c'est qu’en justice ce sont les faits d’abord qui sont considérés, avant l'homme : un crime a été commis ET un inconnu en est l’auteur. Voilà ce dont on dispose.
La justice juge l’acte d’abord, et non l’homme !
Et ça change absolument tout. La sale petite manie de tout savoir et tout juger à laquelle on s’adonnait avec tant de légèreté et de vice fait place désormais à tout autre chose : l’obligation de juger ! En l’occurrence et donc ici d’un acte trop grand pour nous, a priori hors de notre soi-disant domaine de compétence.
La grande différence, c'est que c’est seulement derrière l’acte qu'apparaît l’homme. Juger l’homme ne vient qu’au moment où l’on s’essaie à comprendre le rapport entre intention et faits au moment des circonstances atténuantes ou aggravantes, une fois donc la question de la gravité de l’acte est posée, est derrière nous. Il s'agit alors de déterminer au plus près la responsabilité d’un homme (mais cette fois dans le concret, et plus dans nos chères images). Et selon la formule consacrée, c’est "en notre âme et conscience" qu’on se doit de le juger.
Aussi ne peut-on que se sentir obligé de tenter de se mettre à sa place. Car si l’on veut juger convenablement, on est bien obligé de comprendre un peu l’homme derrière la faute... et ce d’autant qu’on tient son destin entre nos mains ! Et plus les faits sont graves, plus on est mis en demeure de mettre dans la balance la part d’inconnu au plus profond de nous, là où siègent nos zones d’ombre les plus troubles, nos angoisses, nos peurs. On est renvoyé à un face-à-face avec notre seule humanité, parce qu’à cet endroit l’humanité est la seule question, la seule échelle de jugement de l’autre.
C’est contraint et forcé qu’on se trouve donc désormais en position de devoir rentrer au mieux dans le territoire de l'autre, ce territoire toujours inconnu car toujours inscrit au sein de sa vie à lui. Et de nouveau, on se retrouve face à la même question : qu’aurions-nous fait à sa place ? Celle précisément à laquelle on s’était toujours permis de répondre avec tant de désinvolture. Alors face au destin d’un homme qu’on tient entre ses mains, d’un homme qu’on se doit bien à un moment d’envisager comme un autre soi-même, c’est cette fois avec les mains tremblantes de peur de se tromper qu’on se retrouve sommé de répondre.
Depuis un tel juge de paix, on voit bien que le premier jugement ne peut plus qu’apparaître comme dérisoire, vulgaire, insupportable. C’est concrètement maintenant qu’on peut soupeser la violence du jugement banal, le poids de cette violence qu’on s’était allègrement autorisé à ne jamais porter. Les pseudo-certitudes ont volé en éclats : on ne juge pas, on ne nie pas un homme à la légère !

Lisible ici dans Médiapart.

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